LE
MUR DE L’EAU
(3è partie)
La négation du droit humain à l'eau
Document de
recherche de l’IERPE
Rédigé par Riccardo Petrella
Novembre 2015
2. Le mur de l'eau. Comment le démolir.
Le mur de l’eau
a été construit au cours des 25 dernières années. Bien qu’en usage depuis
longtemps, les matériaux de construction ont été utilisés à partir des années
’90. Prenons, par exemple, le premier
matériau de base: le principe selon lequel, dans une société capitaliste, un bien est un bien économique, à savoir
privé, s’il fait l’objet de rivalité et d’exclusion. Elaborées par l’américain Paul Samuelson en
1950, Prix Nobel de l’économie en 1970, les théories sur le « bien
économique » ont permis aux groupes dominants d’entamer un processus de
renversement des théories économiques sur les droits humains et l’économie du welfare.
Ils ont soutenu que non seulement l’eau mais la grande
majorité des biens (et services) essentiels et indispensables pour la vie, donc
instrumentaux au droit à la vie individuelle et collective, font l’objet de
rivalité et d’exclusion. Ils ont, dès lors, soutenu que ces biens (et services)
doivent être traités principalement comme des biens économiques (aujourd’hui on
dirait de « relevance économique ») et, par conséquent, soumis aux principes et aux règles de
l’économie de marché. (23) Lorsque
les forces hostiles à l’économie du
welfare et à l’intervention de l’Etat dans l’économie ont conquis le pouvoir
politique dans les années ’80 (Reagan, Thatcher…) , la communauté
internationale devint proie privilégié des grandes vagues de globalisation
libériste prédatrice et affirma en 1992 (Conférence de l’ONU sur l’eau à Dublin
en préparation de la Conférence de l’ONU sur le développement durable (appelée
« Premier Sommet de la Terre) à Rio de janeiro (juin 1992) que l’eau
devait être considérée principalement comme un bien économique et non plus
comme un bien social, patrimoine public, bien commun de l’humanité. Cette
affirmation est connue en tant que « troisième
principe de Dublin ». (24).
D’où, le
deuxième matériau : la thèse que la valeur d’un bien (et d’un service)
se définit et naît dans le marché, par le marché, aux coûts du marché. La
valeur de l’eau ne résiderait pas dans sa valence et prégnance pour la
vie ni uniquement dans sa valeur d’usage, mais
essentiellement dans sa valeur
d’échange. Le droit à l’eau comporte des couts considérables, monétaires et
non, et requiert des infrastructures et
des compétences managériales que
- a-t-on soutenu - seules des organisations privées à finalité industrielle et commerciale, habituées à la compétition internationale,
seraient en mesure de garantir. (25) Face, en outre, aux phénomènes de
raréfaction croissante des ressources hydriques dans la qualité bonne pour des
usages humains, accentuée par les désastres environnementaux, les groupes
dominants ont répandu et faut croire l’idée qu‘il est devenu impossible pour
les autorités publiques de financer les coûts par le biais de la fiscalité
générale et spécifique. Ils sont repris les thèses déjà mentionnées de la
nécessité de faire payer les coûts aux consommateurs/utilisateurs par le
paiement d’un prix abordable en fonction de la consommation et des usages. Le droit humain à l’eau a ainsi laissé le
champ des rapports publics d’engagement et de responsabilité entre, d’une part
, la communauté (les collectivités locales, l’Etat, l’Europe et la communauté
mondiale) et, d’autre part, les citoyens, selon des règles contraignantes pour tous,
pour entrer dans le champ des relations contractuelles de nature privéé
commerciales entre prestataires de biens et services et utilisateurs/clients. L’utilité
respective ressentie par les acteurs en
présence est deveneu la norme de référence. L‘idée de droit n’est plus de la
partie..
Enfin, le mur de l’eau a été renforcé et
stabilisé par des matériaux de cohésion
et de contrôle propres d’une économie capitaliste. Je me réfère à la
financiérisation des biens et des services communs publics selon une logique de
rendements compétitifs au niveau mondial. D’où les processus de monétisation
des corps hydriques, bassins hydrographiques inclus (water pricing) et des éco-systèmes en général (nature pricing) et, depuis quelques
années, de bancarisation de l’eau et de la nature (nature banking). (26) Les constructeurs d’un modèle économique de
l’eau marchand et financier se sont dotés d’un ensemble d’instruments
financiers, pour des marchés financiers très spécialisés et complexes,
échappant au contrôle des Etats et des autorités publiques, dominés , en
revanche, par la violence de puissance et d’enrichissement à court terme des
acteurs les plus forts et les plus ravageurs. La mainmise du monde des droits par les logiques financières privées
est quasi achevée. Même dans le cas de gestion publique (par des
entreprises publiques), de gestion par des entreprises à capital entièrement
public ou par des entreprises coopératives d’intérêt collectif, la logique
financière de la rentabilité du capital s’est imposée. Le mur de l’eau a ainsi atteint sa troisième
phase finale, celle de la financiérisation après les phases de
marchandisation/libéralisation et de privatisation et de-constitutionnalisation
de la fonction du « service public ».(27)
Les tout derniers actes de consolidation
du mur, de sa légitimité et inévitabilité, font partie de la chronique récente.
On pense au rapport présenté cette année par le Rapporteur spécial de l’Onu sur le thème de « l’accessibilité
économique à l’eau ». (28) Le rapport ne met pas en question l’obligation
du paiement d’un prix abordable. Il est uniquement dédié à l’analyse
comparative des formes multiples de “tarification sociale” adoptées en faveur
des populations pauvres et en difficulté socio-économique dans les différents pays
du monde. Le rapporteur spécial aurait dû cependant se rappeler que le droit à
l’eau n’est pas une question de politique sociale en faveur des pauvres.
Répétons-le : le droit à l’eau fait partie de la politique des droits
universels.
On pense, également, à l’adoption par
l’Assemblée spéciale de l’ONU réunie à Vienne fin septembre 2015, du nouvel Agenda Post-2015 (pour les 15 prochaines
années) et, en particulier des Objectifs
du Développement Durable (après les Objectifs
du Millénaire pour le Développement 2000-2015). L’Agenda Post-2015 mentionne l’accès à l’eau pour tous à un prix
abordable. (29)
On pense, enfin, au rapport d’initiative parlementaire européenne sur « Suites à l’initiative des citoyens européens
Right2Water), le rapport Boylan,
du nom de l’eurodéputée irlandaise en charge de sa rédaction approuvé en séance
plénière le 8 septembre 2015 (30) Il s’agit d’un document et d’un vote très importants
au sujet de l'ICE en tant qu’instrument de démocratie participative, du droit à
l’eau et à l’assainissement, des services hydriques et le marché intérieur, de
la politique étrangère et de la politique du développent de l’UE dans le
domaine de l’eau. Comme le rapport le précise, il constitue une nouvelle
tentative de la part du Parlement européen de pousser l’UE vers l’adoption
d’une politique du droit à l’eau plus claire, précise et correcte.
Ainsi, le rapport Boylan invite la Commission à reconnaître clairement
l’importance du droit humain à l’eau et à l’assainissement en tant que bien
public et comme une valeur
fondamentale pour tous les citoyens de
l’UE, et non pas comme marchandise. Dès lors, le rapport s’oppose à la
suspension des services hydriques et à l’interruption de la
fourniture d’eau’ considérées une
violation des droits humains. Il dénonce l’ambiguïté de la Commission qui
prétend d’être neutre en matière de modes de gestion des services hydriques
alors que non seulement la Directive Cadre Européenne sur l’eau impose
l’application du principe de la rémunération du capital (profit), mais
également, ces dernières années, la Commission a imposé à certains Etats
membres (Irlande, Espagne, Portugal, Italie, Grèce…) dans le cadre du pacte de
stabilité de procéder à la privatisation des services hydriques en tant que
condition pour le maintien des programmes de soutien financier. Le rapport,
également, demande que l’UE exclut de manière permanente et contraignante la
soumission de l’eau à tout accord commercial ou traité international et que la
propriété publique de l’eau soit sauvegardée et encouragée, réservant le
recours au secteur privé uniquement pour certaines taches gestionnaires très
spécifiques. Enfin, il affiche sa préférence pour les partenariats
public-public et soutient la priorité à
donner à la gestion par les Communes, dans une logique favorable au
développement local et à la participation effective des citoyens à la gestion
de la res publica.
En ce qui concerne spécifiquement le droit à l’eau, le rapport réaffirme
avec force que le droit à l’eau ne peut pas être soumis, et donc conditionné,
aux logiques du marché. C’est, cependant, sur la question centrale du
financement des coûts du droit à l’eau que le rapport Boylan aussi montre une
limite majeure, un élément clé de faiblesse. Lui aussi s’arrête devant le mur
de l’eau, il ne cherche pas à ouvrir une brèche. Il ne propose pas la mise en
question du paiement d’un prix abordable. Il s’arrêt aussi à la proposition
d’une tarification sociale efficace. C’est dire la puissance du mur. On
comprend que s’il avait abordé ces aspects, le rapport n’aurait jamais été
approuvé en raison de l’opposition ferme de la part de la majorité actuelle au
sein du Parlement européen largement favorable aux thèses efficientistes,
marchandes et financières...
Peut-on espérer et envisager un jour de
l’abattre ?
Notes
(23)
C’est l’essentiel de la conception dite ‘l’école française de l’eau »,
dont les tenants et les aboutissants
sont décrit par Riccardo Metrella dans Le
mnaifeste de l’eau, Editions Labor, Bruxelles, 1997.
(24) Déclaration
de Dublin sur l’eau, http://www.wmo.int/pages/prog/hwrp/documents/francais/icwedecf.html
(25)
Des thèses chaudement défendues et promues par la Commission européenne dans la
DCE-EAU 2000 et dans Water Blueprint
(26)
Un beau film à ce sujet est Banking
nature, de Denis Delestrac
and Sandrine Feydell, Icarus Films. Il a été diffusé en français par
ARTE le 3 février 2015 sous le titre Nature, le
nouvel eldorado de la finance
(27)
Le principe de la financiérisation de la nature a été confirmé par la
Résolution finale du Troisième Sommet de la Terre de l’ONU de 2012
(« Rio+20 »)
(28) Rapport
du Rapporteur Spécial sur le droit humaiin àl’eau potable, L’accessibilité économique de l’eau, 5 aoû t2015 http://www.ohchr.org/EN/HRBodies/HRC/RegularSessions/Session30/Documents/A_HRC_30_39_FRE.DOCX
Riccardo Petrella sera
présent à Orléans le vendredi 11 mars
Vous êtes cordialement invité-e-s à cette soirée
qu'Eau Secours organise avec le Réseau Forum des Droits Humains
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