Nous vous invitons à la
conférence-débat "Au nom de l'Humanité, l'audace militante"
qu'animera Riccardo Petrella le 11 mars 2016 à 20h30 à la Médiathèque
d'Orléans.
Cette soirée qui est à
l’initiative d’Eau Secours est organisée par le Réseau Forum des Droits Humains
LE
MUR DE L’EAU
(2è partie)
La négation du droit humain à l'eau
Document de recherche de l’IERPE
Rédigé par Riccardo Petrella
Novembre 2015
1. L’impasse de l ’Europe à propos du droit à l'eau et de l'eau bien commun public
L’ICE
sur l’eau (Right2Water)
proposait à la Commission européenne de
prendre les mesures législatives pour reconnaitre le droit humain à l'eau dans
les Traités constitutifs de l'Union
européenne et pour traiter l'eau comme un bien commun public ( et non pas comme
une marchandise, un bien économique soumis aux logiques du marché).(3)
L'ICE-Eau a été un succès populaire:
elle a été la première ICE sur les 52 soumises, à partir de novembre 2012 à l'obtention d'admissibilité, à
surmonter tous les obstacles et terminer avec plus de 1,9 millions de signatures certifiées,
collectées dans plus de 7 pays membres
de l'UE. Pourtant, la Commission
européenne n'a donné aucune suite concrète aux demandes de l'ICE-Eau, comme
elle aurait dû le faire, prétextant
qu'elle avait déjà réalisé ce que l'ICE demandait en matière de droit à
l'eau et de sauvegarde de l'eau en tant que bien commun. (4)
Lors d'une audition du Parlement européen sur l’ICE-Eau en
février 2014 (5) et de la résolution ci-dessus mentionnée, la grande majorité des responsables
politiques européens a cru expliquer l'aptitude de la Commission et l'impasse
politique ainsi créée en faisant
référence uniquement à des imperfections, limites et lacunes institutionnelles
et organisationnelles (aspects financiers inclus) propres à l'instrument ICE.
Incontestablement, ces raisons ont eu une influence importante sur la manière
par laquelle la Commission européenne a exploité à son avantage politique les
résultats de l'ICE. L'élément politique principal réside, cependant, dans le
fait que
les pouvoirs technocratiques
oligarchiques européens actuels acceptent de moins en moins l'intervention de mécanismes de démocratie représentative et
directe dans l'exercice de leurs pouvoirs et compétences.
Dernière preuve éclatante de cette tendance, fin octobre 2015, le
véritable coup d'Etat perpétré par le président de la République du Portugal,
sous la pression de la technocratie européenne,
en décidant de confier la formation du nouveau gouvernement aux forces
politiques de centre-droit et de la droite
favorables à la politique de l'austérité mais qui ont perdu les
élections et non pas aux forces de gauche sorties victorieuses et majoritaires
des élections. Le prétexte invoqué par le Président est simplement scandaleux : “ (il est de mon
devoir de) faire tout ce qui est dans mon pouvoir pour empêcher d'envoyer des
faux messages aux institutions financières, aux investisseurs et aux marchés".
(6) Autrement dit, selon le président de la République du Portugal, la volonté
exprimée librement par la majorité du peuple portugais ne compte pour rien, ce qui compte est de
répondre "correctement" aux attentes et aux intérêts des acteurs
financiers. La démolition effective de la
démocratie européenne et dans ces
affirmations. Elles reprennent les
mêmes principes à la base des Traités CETA et TTIP en train de négociation
entre l'Amérique du Nord et l'Union Européenne, parmi lesquels figure la
primauté donnée aux investisseurs sur les Etats. (7)
L’évolution récente en Italie dans le domaine du droit à l'eau pour la vie et du caractère public
de bien commun public de l'eau est, à cet égard, emblématique de la situation
prédominante en Europe, notamment en France, au Portugal, au Royaume-Uni, en
Espagne, en Pologne et dans les pays du centre-est de l'Europe. Je pense en particulier à la condamnation du
maire de Bologne par la magistrature en
raison du fait qu'il a ordonné en 2014,
de rétablir la connexion au réseau de distribution d'eau potable à des familles
qui occupaient illégalement des édifices publics en abandon; (8) à la
réprimande adressée publiquement il y a quelques mois au maire de Saracena, une
petite commune de la Calabre, par l'Autorité en charge du Gaz, de l'Electricité
et du système hydrique parce qu'il applique
des tarifs trop bas par rapport aux tarifs normalisés imposés au plan national
par l'Autorité qui est ouvertement favorable à la gestion privée, efficiente et
rentable du service hydrique; (9) à l'adoption d'une nouvelle loi régionale sur
l'eau en Sicile et son immédiate mise en question devant la Cour
constitutionnelle de la part du gouvernement central opposé aux principes
défendus dans la loi sicilienne (l'eau bien commun public, reconnaissance du
droit à l'eau sous forme de 50 litres par jour par personne rendus disponibles et pris en charge
par la collectivité moyennant la
constitution d'un fond de solidarité envers les familles les plus démunies,
etc..); (10) aux pollutions persistantes des eaux dans toutes les régions
italiennes à cause de la mauvaise gestion du traitement des eaux usées et des
décharges illégales (l'Italie a fait l'objet en 2015 d'une troisième procédure
pour infraction à la directive européenne sur les eaux usées concernant 41
agglomérations urbaines couvrant environ 900 communes dans 12 régions). (11)
Eh bien, que
doit-on tirer comme indications, "leçons", de ces faits divers et
apparemment anecdotiques?
( a ) Par la mise en question de la
nouvelle loi régionale sicilienne, le gouvernement confirme la tendance forte au sein des classes
dirigeantes italiennes et européennes non seulement à l'opposition à toute
tentative de re-publicisation de l’eau et des servisse hydriques, mais aussi,
comme démontré par le décret gouvernemental italien "Sblocca Italia"
et le "Pacte de stabilité" européen,
à vouloir renforcer les règles
structurelles favorables à la privatisation et à la marchandisation des
services hydriques de sorte à rendre
difficile, voire impossible, tout retour à une gestion publique de "l'eau
pour la vie".
L'objectif des groupes sociaux dominants
est la consolidation d'un système économique hydrique européen fondé sur un
réseau d'entreprises oligopolistiques multi-utilities à l'échelle du marché intérieur et actives en Bourse, ouvertes à la compétitivité
internationale avec le soutien des pouvoirs publics dans le cadre
de partenariats public-privé (le Water
Blueprint de la Commission européenne de 2012 parle explicitement de
l’importance cruciale du développement d'un modèle économique de l'eau, dont la
monétarisation de l'eau est une condition nécessaire et indispensable). (12)
Cette vision marchande et capitaliste a
été imposée dès 1992-93 par la Banque Mondiale selon laquelle la meilleure
gestion intégrée des ressources hydriques (ce qu’elle a appelé le modèle
IWRM (Integrated Water Ressources Management, GIRE en français) passe
par l'établissement d'un prix de l'eau
aux coûts de marché sur la base du principe de la récupération des coûts totaux
y compris la rémunération du capital (le profit). (13) Un principe appliqué
immédiatement par la principale loi sur
l'eau adoptée en Italie (la loi Galli) en 1994 et, puis, généralisé au plan
européen par l'art. 9 de la Directive Cadre Européenne sur l'eau (DCE-Eau
2000). (14)
Cela explique le grand aveuglement des
classes dirigeantes italiennes qui, face au rejet massif de la part de 27
millions d'Italiens ayant voté en juin 2011 par voie référendaire en faveur de
l'abolition de l'inclusion dans le tarif du mètre cube d'eau d'une partie
destinée à rémunérer le profit, ont
décidé d'ignorer complètement les résultats du referendum, prétextant même que
ls Italiens n'avaient pas compris ce qu'ils avaient voté. Depuis, elles continuent à ne pas respecter le vote
référendaire. (15)
Au fait,
( b ) l'Italie est gouvernée
depuis plus de 4 ans par une classe politique
en état d'illégitimité constitutionnelle ne voulant pas respecter les
résultats référendaires. Une classe qui,
comme c'est le cas aussi dans d'autre pays de l'UE, est en outre
dans un état d'illégalité depuis plus de vingt ans par rapport aux
directives européennes en matière de qualité des eaux.
( c ) la condamnation du maire de Bologne
et les critiques au maire de Saracena ("coupable" de faire payer des factures très basses de l'eau sans
mettre en péril les finances communales), comme les coupures d'eau de plus en
plus fréquentes partout en Europe aux personnes/familles moroses, (16)
démontrent, enfin, une troisième caractéristique majeure de la culture
politique et des pratiques sociales prédominantes en Italie et en Europe en matière d’eau, à
savoir: les oligarchies au pouvoir
n'acceptent pas que l'accès à l'eau soit un droit humain exempté de
l'obligation du paiement d'un "prix abordable". Il faut payer,
imposent-elles, même en ce qui concerne
la quantité minimale de 50
litres par jour par personne (considérée par l'OMS et
l'UNICEF comme la mesure de base du droit à l'eau).(17) Elles n'acceptent plus que les coûts monétaires du droit
à l'eau soient couverts
par la collectivité par la voie de la fiscalité générale et spécifique.
Actuellement,
n'est-il pas vrai que la plus grande fierté de nos dirigeants politiques consiste à montrer qu'ils ont été
capables de baisser les taxes plus que les autres ? Il faut, dans ce cas, leur demander
d'expliquer par quels moyens les gouvernements peuvent continuer à financer les dépenses publiques et les
obligations qui leur revient pour garantir les droits humains et sociaux.
Rappelons que le 28 juillet 2010, une
résolution de l'Assemblée Générale de l'ONU a reconnu, pour la première fois
dans l'histoire de la communauté internationale, que l'accès à l'eau potable et à l'assainissement est un
droit humain. (18) Dès lors, il revient à tous les Etats du monde
l'obligation de le garantir en égalité pour tous. Autrement dit, garantir le droit humain à l'eau n'est pas
une question de choix politique laissé
à la discrétion de chaque Etat. C'est une obligation découlant des
dispositions juridiques internationales contraignantes. (19) Certes, 11 Etats
membres de l’UE (sur 27 en 2010) ont
voté contre la résolution de l’ONU, mais elle est devenue un acte législatif
contraignant pour tous les Etats membres de l'ONU.
Or, avant et malgré la résolution, une
toute autre pratique s'est développée à travers le monde, en particulier en
Europe (où siègent les principales entreprises multinationales privées de l'eau
au monde, au sommet desquelles se trouvent les multinationales françaises et
britanniques). Elle est inspirée par
l'idée que, certes, on peut accepter le principe du droit universel à l'eau
potable , mais que, pour qu'un tel droit
puisse devenir réel, il faut que le citoyen/consommateur paie les factures de
l'eau: c'est au consommateur, affirme-t-on, qui tire une utilité vitale de l'usage
de l'eau, qu'il revient de couvrir les coûts importants liés à la
"production" et à l'accessibilité à
l'eau potable et, cela, en fonction de sa consommation/utilité. Pas de paiement, pas d'accès au droit !
Cette pratique a été avalisée aussi par le Conseil des droits humains de l'ONU
(composé par des représentants des Etats) par son "Observation générale 15
"de 2002, considérée par tous comme la base juridique à partir de laquelle
l'ONU a conçu la résolution de 2010. Dans son Observation, le dit Conseil a admis la condition du paiement
d'un prix abordable. (20) Si bien que même les promoteurs de l'ICE Right2Water "ont du" parler
d'accès à prix abordable lorsqu'ils ont expliqué ce qu'ils entendaient par
"droit à l'eau", autrement la Commission européenne aurait pu refuser
l'admissibilité de leur ICE. (21)
C'est dire que la culture qui désormais
prévaut, même au sein de certains segments importants de la société civile
mondiale, est de considérer que l'accès
au droit à l'eau comporte nécessairement le paiement d'un prix abordable. (22)
C'est cela, le mur de l'eau: on a le droit si on
paie.
Notes
(3) Sur l'ICE voir la fiche technique établie
par les services du Parlement européenhttp://www.europarl.europa.eu/atyourservice/fr/displayFtu.html?ftuId=FTU_2.1.5.html
(4)
Marion Veber et Riccardo Petrella, "La réponse de la Commission européenne
suite à l'Initiative Citoyenne Européenne (ICE) sur l'eau". Analyse de la
réponse de la Commission et explication de la réaction mitigée des promoteurs
de l’ICE sur l’eau suite à cette réponse, dans RAMPEDRE (Rapport Permanent Mondial on line sur le Droit à l'Eau,
www.rampedre.eu, 24 septembre 2014
(5)
L'audition par la Commission Environnement du PE a eu lieu le 17 février 2014.
Le 8 septembre 2015, les députés européens regrettent que la communication de
la Commission européenne pour répondre à l'ICE "l'eau, un droit humain"
et à l'audition du Parlement de février 2014 "soit sans ambition, ne
réponde pas aux demandes concrètes exprimées dans l'ICE et se limite à réitérer
les engagements déjà pris"."Si la Commission néglige des ICE
couronnées de succès et largement soutenues [...], l'Union européenne en tant
que telle perdra en crédibilité aux yeux des citoyens", affirment les
députés. Cfr
http://www.europarl.europa.eu/news/fr/newsroom/content/20150903IPR91525/html/Initiative-citoyenne-l'eau-un-droit-humain-la-Commission-doit-agir
(6)
Cfr La Tribune, du 23 octobre 2015
(7)
Michel Cermak
http://www.cncd.be/Traite-transatlantique-repondons17 juin 2014
(9)
L’option définitive par les dirigeants politiques italiens en faveur de la
marchandisation de l’eau et de la privatisation des services hydriques a trouvé
une évidence sans faille dans la décision de supprimer le CO.VI.RI (Comité de
Vigilance sur les Ressources Hydriques, institution publique sous la tutelle du
Ministère de l’Environnement et responsable d’un rapport annuel au Parlement
italien sur l’état des services hydriques) ) et de confier la responsabilité du
système hydrique à une autorité en charge
de la concurrence dans le secteur énergétique (gaz et électricité) privatisé
depuis longtemps, l’Autorità per l’Energia
Elettrica, il Gaz ed il sistema idrico (AEEG). L’AEEG est devenue en 2013 l’AEEGSI en raison de
l’élargissement de ses compétences au « Servizio Idrico ».
(10) Cfr, Assemblea Regionale Siciliana, LEGGE 11 agosto
2015, n. 19. Disciplina in materia di
risorse idriche.
(11) Voir europa.eu/rapid/press-release_MEMO-14-470_fr.htm, 10
juillet 2014
(12)
Le Water Blueprint, à savoir le
« Plan de sauvegarde des ressources
hydriques d’Europe » de la Commission eurropéenne, rendu public en
novembre 2012, est incontestablement le document politique le plus s important
de l’UE en matière d’eau après la DCE-Eau de l’an 2000. Le document consacre la
vision marchande,
industrialo-commerciale de l’eau et des services et donne pleine légitimité à
la monétisation e financiérisation de l’eau et à au « gouvernement par
les stakeholders »
. Pour une analyse approfondie du Water Blueprint voir Riccardo Petrella, Mémorandum sur la politique européenne de
l’eau, IERPE 2013, présenté à un groupe d’euro-parlementaires le 3 décembre
2013 au Parlement européen, téléchargeable dans www.ierpe.eu.
(13)
Le manuel de la Banque Mondiale, Integrated
Water Ressources Management, 1993, est devenu la bible de la Banque
mondiale et du monde entier en matière de gestion de l’eau. Son application a
été utilisée par la BM comme une condition pour l’obtention de prêts destinés au financement des
infrastructures et des services hydriques par les pays « en voie de
développement ». Ainsi, lorsque les grandes entreprises
multinationales privées de l’eau créent en 1996, avec le soutien
actif de la Banque mondiale, le Conseil Mondial de l’Eau (CME), un des
instruments dont le CME se dote a été le Global Water Partnership (GWP) auquel
fut confié la tâche de promouvoir et
diffuser les principes e les pratiques liés à http://www.france-libertes.org/-Coupure-que-faire-.htmll’IWRM
dans le monde entier.
(14) Cfr http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/%3Furi%3DCELEX:32000L0060 du 23
octobre 2000.
(15)
Au sujet du non respect du référendum voir la campagne de désobéissance civique
« Il mio voto va rispettato », lancée par le Forum italien des
mouvements pour l’eau. www.acquabenecomune.it
(16)
Pour des informations plus détaillées à ce sujet, voir le programme de la
Fondation France Liberté contre les coupures de l’eau, http://www.france-libertes.org/-Coupure-que-faire-.html
(17) L’OMS et l’UNICEF ont fait état de 50 litres par jour par personne comme quantité à garantir en tant que droit à l’eau. Cfr. Le droit à l'eau- Office of the High Commissioner for Human ...
(18)
Résolution de l’Assemblée Générale de l’ONU du 28 juillet 2010,
(19) Sur les processus qui ont conduit le Conseil des Droits Humains de l’ONU à inclure le droit à l’eau dans le Pacte International des Droits, dont les droits ont été rendu contraignants et donc justiciables, voir Florence Higuet, La concrétisation du droit à l'eau : quelles obligations concrètes s'imposent,
RAMPEDRE, mise à jour 31 octobre 2014, www.rampredre.net et du même auteur La marche vers la justiciabilité du droit à l'eau au niveau international,mise à jour 5 novembre 2014, www.rampedre.net
(20)
Cfr. Observation générale n°15, 2002 du Conseil des Droits Humains, ONU
(21) Marion Vener et Riccardo Petrella, op.cit. à la note 4
(22)
La mainmise financière privée sur les services publics de l’eau a été avalisée
et légitimée à l’occasion de la Conférence Internationale de l’ONU à Monterrey
en 2003 sur le financement de l’eau dans le monde. Cfr Conseil Mondial de
l’Eau, Financer l'eau pour tous. Rapport du Panel mondial sur le financement des infrastructures de l'eau, 72 pp, 2003, sous la
présidence de Michel Camdessus, ancien directeur général du Fonds
Monétaire International.
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