dimanche 21 février 2016

Le mur de l'eau, la négation du droit humain à l'eau (3)






LE  MUR  DE L’EAU
(3è partie)
La négation du droit humain à l'eau
               
Document de recherche de l’IERPE
Rédigé par Riccardo Petrella
Novembre 2015



2. Le mur de l'eau.  Comment le démolir. 
      
 Le mur de l’eau a été construit au cours des 25 dernières années. Bien qu’en usage depuis longtemps, les matériaux de construction ont été utilisés à partir des années ’90. Prenons, par exemple, le premier matériau de base: le principe selon lequel, dans une société capitaliste,  un bien est un bien économique, à savoir privé, s’il fait l’objet de rivalité et d’exclusion.  Elaborées par l’américain Paul Samuelson en 1950, Prix Nobel de l’économie en 1970, les théories sur le « bien économique » ont permis aux groupes dominants d’entamer un processus de renversement des théories économiques sur les droits humains et l’économie  du welfare.
    
    Ils ont soutenu  que non seulement l’eau mais la grande majorité des biens (et services) essentiels et indispensables pour la vie, donc instrumentaux au droit à la vie individuelle et collective, font l’objet de rivalité et d’exclusion. Ils ont, dès lors, soutenu que ces biens (et services) doivent être traités principalement comme des biens économiques (aujourd’hui on dirait de « relevance économique ») et, par conséquent, soumis  aux principes et aux règles de l’économie  de marché. (23) Lorsque les  forces hostiles à l’économie du welfare et à l’intervention de l’Etat dans l’économie ont conquis le pouvoir politique dans les années ’80 (Reagan, Thatcher…) , la communauté internationale devint proie privilégié des grandes vagues de globalisation libériste prédatrice et affirma en 1992 (Conférence de l’ONU sur l’eau à Dublin en préparation de la Conférence de l’ONU sur le développement durable (appelée « Premier Sommet de la Terre) à Rio de janeiro (juin 1992) que l’eau devait être considérée principalement comme un bien économique et non plus comme un bien social, patrimoine public, bien commun de l’humanité. Cette affirmation est connue en tant que « troisième principe de Dublin ». (24).

      D’où, le deuxième matériau : la thèse que la valeur d’un bien (et d’un service) se définit et naît dans le marché, par le marché, aux coûts du marché.  La  valeur de l’eau ne résiderait pas dans sa valence et prégnance pour la vie ni uniquement dans sa valeur d’usage, mais  essentiellement dans  sa valeur d’échange. Le droit à l’eau comporte des couts considérables, monétaires et non, et requiert des infrastructures et  des compétences managériales que  - a-t-on soutenu - seules des organisations privées à finalité  industrielle et commerciale,  habituées à la compétition internationale, seraient en mesure de garantir. (25) Face, en outre, aux phénomènes de raréfaction croissante des ressources hydriques dans la qualité bonne pour des usages humains, accentuée par les désastres environnementaux, les groupes dominants ont répandu et faut croire l’idée qu‘il est devenu impossible pour les autorités publiques de financer les coûts par le biais de la fiscalité générale et spécifique. Ils sont repris les thèses déjà mentionnées de la nécessité de faire payer les coûts aux consommateurs/utilisateurs par le paiement d’un prix abordable en fonction de la consommation et des usages. Le droit humain à l’eau a ainsi laissé le champ des rapports publics d’engagement et de responsabilité entre, d’une part , la communauté (les collectivités locales, l’Etat, l’Europe et la communauté mondiale) et, d’autre part, les citoyens, selon des règles contraignantes pour tous, pour entrer dans le champ des relations contractuelles de nature privéé commerciales entre prestataires de biens et services et utilisateurs/clients. L’utilité respective ressentie par les acteurs en présence est deveneu la norme de référence. L‘idée de droit n’est plus de la partie.

      Enfin, le mur de l’eau a été renforcé et stabilisé par des matériaux  de cohésion et de contrôle propres d’une économie capitaliste. Je me réfère à la financiérisation des biens et des services communs publics selon une logique de rendements compétitifs au niveau mondial. D’où les processus de monétisation des corps hydriques, bassins hydrographiques inclus (water pricing) et des éco-systèmes en général (nature pricing) et, depuis quelques années, de bancarisation de l’eau et de la nature (nature banking). (26) Les constructeurs d’un modèle économique de l’eau marchand et financier se sont dotés d’un ensemble d’instruments financiers, pour des marchés financiers très spécialisés et complexes, échappant au contrôle des Etats et des autorités publiques, dominés , en revanche, par la violence de puissance et d’enrichissement à court terme des acteurs les plus forts et les plus ravageurs. La mainmise du monde des droits par les logiques financières privées est quasi achevée. Même dans le cas de gestion publique (par des entreprises publiques), de gestion par des entreprises à capital entièrement public ou par des entreprises coopératives d’intérêt collectif, la logique financière de la rentabilité du capital s’est imposée.  Le mur de l’eau a ainsi atteint sa troisième phase finale, celle de la financiérisation après les phases de marchandisation/libéralisation et de privatisation et de-constitutionnalisation de la fonction du « service public ».(27)

      Les tout derniers actes de consolidation du mur, de sa légitimité et inévitabilité, font partie de la chronique récente. On pense au rapport présenté cette année par le Rapporteur spécial de l’Onu sur le thème de « l’accessibilité économique à l’eau ». (28) Le rapport ne met pas en question l’obligation du paiement d’un prix abordable. Il est uniquement dédié à l’analyse comparative des formes multiples de “tarification sociale” adoptées en faveur des populations pauvres et en difficulté socio-économique dans les différents pays du monde. Le rapporteur spécial aurait dû cependant se rappeler que le droit à l’eau n’est pas une question de politique sociale en faveur des pauvres. Répétons-le : le droit à l’eau fait partie de la politique des droits universels. 

      On pense, également, à l’adoption par l’Assemblée spéciale de l’ONU réunie à Vienne fin septembre 2015, du nouvel Agenda Post-2015 (pour les 15 prochaines années) et, en particulier des Objectifs du Développement Durable (après les Objectifs du Millénaire pour le Développement 2000-2015). L’Agenda Post-2015 mentionne l’accès à l’eau pour tous à un prix abordable. (29)

      On pense, enfin, au rapport  d’initiative parlementaire européenne sur « Suites à l’initiative des citoyens européens Right2Water), le rapport Boylan, du nom de l’eurodéputée irlandaise en charge de sa rédaction approuvé en séance plénière le 8 septembre 2015 (30) Il s’agit d’un document et d’un vote très importants au sujet de l'ICE en tant qu’instrument de démocratie participative, du droit à l’eau et à l’assainissement, des services hydriques et le marché intérieur, de la politique étrangère et de la politique du développent de l’UE dans le domaine de l’eau. Comme le rapport le précise, il constitue une nouvelle tentative de la part du Parlement européen de pousser l’UE vers l’adoption d’une politique du droit à l’eau plus claire, précise et correcte. 

      Ainsi, le rapport Boylan invite la Commission à reconnaître clairement l’importance du droit humain à l’eau et à l’assainissement en tant que bien public et  comme une valeur fondamentale  pour tous les citoyens de l’UE, et non pas comme marchandise. Dès lors, le rapport  s’oppose à la  suspension des services hydriques et à l’interruption de la fourniture  d’eau’ considérées une violation des droits humains. Il dénonce l’ambiguïté de la Commission qui prétend d’être neutre en matière de modes de gestion des services hydriques alors que non seulement la Directive Cadre Européenne sur l’eau impose l’application du principe de la rémunération du capital (profit), mais également, ces dernières années, la Commission a imposé à certains Etats membres (Irlande, Espagne, Portugal, Italie, Grèce…) dans le cadre du pacte de stabilité de procéder à la privatisation des services hydriques en tant que condition pour le maintien des programmes de soutien financier. Le rapport, également, demande que l’UE exclut de manière permanente et contraignante la soumission de l’eau à tout accord commercial ou traité international et que la propriété publique de l’eau soit sauvegardée et encouragée, réservant le recours au secteur privé uniquement pour certaines taches gestionnaires très spécifiques. Enfin, il affiche sa préférence pour les partenariats public-public et  soutient la priorité à donner à la gestion par les Communes, dans une logique favorable au développement local et à la participation effective des citoyens à la gestion de la res publica

      En ce qui concerne spécifiquement le droit à l’eau, le rapport réaffirme avec force que le droit à l’eau ne peut pas être soumis, et donc conditionné, aux logiques du marché.  C’est, cependant, sur la question centrale du financement des coûts du droit à l’eau que le rapport Boylan aussi montre une limite majeure, un élément clé de faiblesse. Lui aussi s’arrête devant le mur de l’eau, il ne cherche pas à ouvrir une brèche. Il ne propose pas la mise en question du paiement d’un prix abordable. Il s’arrêt aussi à la proposition d’une tarification sociale efficace. C’est dire la puissance du mur. On comprend que s’il avait abordé ces aspects, le rapport n’aurait jamais été approuvé en raison de l’opposition ferme de la part de la majorité actuelle au sein du Parlement européen largement favorable aux thèses efficientistes, marchandes et financières... 


Peut-on espérer et envisager un jour de l’abattre ?     





Notes
(23) C’est l’essentiel de la conception dite ‘l’école française de l’eau », dont  les tenants et les aboutissants sont décrit par Riccardo Metrella dans Le mnaifeste de l’eau, Editions Labor, Bruxelles, 1997.
(25) Des thèses chaudement défendues et promues par la Commission européenne dans la DCE-EAU 2000 et dans Water Blueprint
(26) Un beau film à ce sujet est Banking nature, de Denis Delestrac and Sandrine Feydell, Icarus Films. Il a été diffusé en français par ARTE le 3 février 2015 sous le  titre Nature, le nouvel eldorado de la finance 
(27) Le principe de la financiérisation de la nature a été confirmé par la Résolution finale du Troisième Sommet de la Terre de l’ONU de 2012 (« Rio+20 »)
(28) Rapport du Rapporteur Spécial sur le droit humaiin àl’eau potable, L’accessibilité économique de l’eau, 5 aoû t2015 http://www.ohchr.org/EN/HRBodies/HRC/RegularSessions/Session30/Documents/A_HRC_30_39_FRE.DOCX




Riccardo Petrella sera présent à Orléans le vendredi 11 mars




Vous êtes cordialement invité-e-s à cette soirée qu'Eau Secours organise avec le Réseau Forum des Droits Humains



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