mercredi 17 février 2016

Le mur de l'eau, la négation du droit humain à l'eau (2)



Nous vous invitons à la conférence-débat "Au nom de l'Humanité, l'audace militante" qu'animera Riccardo Petrella le 11 mars 2016 à 20h30 à la Médiathèque d'Orléans.

Cette soirée qui est à l’initiative d’Eau Secours est organisée par le Réseau Forum des Droits Humains





LE  MUR  DE L’EAU
(2è partie)
La négation du droit humain à l'eau
               

Document de recherche de l’IERPE
Rédigé par Riccardo Petrella
Novembre 2015




1. L’impasse de l ’Europe à propos du droit à l'eau et de l'eau bien commun public

      L’ICE  sur l’eau (Right2Water) proposait à la Commission européenne  de prendre les mesures législatives pour reconnaitre le droit humain à l'eau dans les Traités constitutifs  de l'Union européenne et pour traiter l'eau comme un bien commun public ( et non pas comme une marchandise, un bien économique soumis aux logiques du marché).(3) L'ICE-Eau a été  un succès populaire: elle a été la première ICE sur les 52 soumises, à partir de novembre 2012  à l'obtention d'admissibilité,  à  surmonter tous les obstacles et terminer avec  plus de 1,9 millions de signatures certifiées, collectées dans plus de 7 pays  membres de l'UE. Pourtant,  la Commission européenne n'a donné aucune suite concrète aux demandes de l'ICE-Eau, comme elle aurait dû le faire, prétextant  qu'elle avait déjà réalisé ce que l'ICE demandait en matière de droit à l'eau et de sauvegarde de l'eau en tant que bien commun. (4) 


      Lors d'une audition  du Parlement européen sur l’ICE-Eau en février 2014 (5) et de la résolution ci-dessus mentionnée,  la grande majorité des responsables politiques européens a cru expliquer l'aptitude de la Commission et l'impasse politique ainsi créée  en faisant référence uniquement à des imperfections, limites et lacunes institutionnelles et organisationnelles (aspects financiers inclus) propres à l'instrument ICE. Incontestablement, ces raisons ont eu une influence importante sur la manière par laquelle la Commission européenne a exploité à son avantage politique les résultats de l'ICE. L'élément politique principal réside, cependant, dans le fait  que  les pouvoirs technocratiques oligarchiques européens actuels acceptent de moins en moins l'intervention  de mécanismes de démocratie représentative et directe dans l'exercice de leurs pouvoirs et compétences. 


      Dernière preuve éclatante  de cette tendance, fin octobre 2015, le véritable coup d'Etat perpétré par le président de la République du Portugal, sous la pression de la technocratie européenne,  en décidant de confier la formation du nouveau gouvernement aux forces politiques de centre-droit et de la droite  favorables à la politique de l'austérité mais qui ont perdu les élections et non pas aux forces de gauche sorties victorieuses et majoritaires des élections. Le prétexte invoqué par le Président est simplement scandaleux : (il est de mon devoir de) faire tout ce qui est dans mon pouvoir pour empêcher d'envoyer des faux messages aux institutions financières, aux investisseurs et aux marchés". (6) Autrement dit, selon le président de la République du Portugal, la volonté exprimée librement par la majorité du peuple portugais  ne compte pour rien, ce qui compte est de répondre "correctement" aux attentes et aux intérêts des acteurs financiers.  La démolition effective  de la démocratie  européenne et dans ces affirmations.  Elles reprennent les mêmes principes à la base des Traités CETA et TTIP en train de négociation entre l'Amérique du Nord et l'Union Européenne, parmi lesquels figure la primauté donnée aux investisseurs sur les Etats. (7) 


      L’évolution récente en Italie dans le domaine du droit à l'eau pour la vie et du caractère public de bien commun public de l'eau est, à cet égard, emblématique de la situation prédominante en Europe, notamment en France, au Portugal, au Royaume-Uni, en Espagne, en Pologne et dans les pays du centre-est de l'Europe.  Je pense en particulier à la condamnation du maire de Bologne par la magistrature  en raison du fait qu'il a ordonné  en 2014, de rétablir la connexion au réseau de distribution d'eau potable à des familles qui occupaient illégalement des édifices publics en abandon; (8) à la réprimande adressée publiquement il y a quelques mois au maire de Saracena, une petite commune de la Calabre, par l'Autorité en charge du Gaz, de l'Electricité et du système hydrique  parce qu'il applique des tarifs trop bas par rapport aux tarifs normalisés imposés au plan national par l'Autorité qui est ouvertement favorable à la gestion privée, efficiente et rentable du service hydrique; (9) à l'adoption d'une nouvelle loi régionale sur l'eau en Sicile et son immédiate mise en question devant la Cour constitutionnelle de la part du gouvernement central opposé aux principes défendus dans la loi sicilienne (l'eau bien commun public, reconnaissance du droit à l'eau  sous forme de 50 litres par jour  par personne rendus disponibles et pris en charge par la collectivité moyennant  la constitution d'un fond de solidarité envers les familles les plus démunies, etc..); (10) aux pollutions persistantes des eaux dans toutes les régions italiennes à cause de la mauvaise gestion du traitement des eaux usées et des décharges illégales (l'Italie a fait l'objet en 2015 d'une troisième procédure pour infraction à la directive européenne sur les eaux usées concernant 41 agglomérations urbaines couvrant environ 900 communes dans 12 régions). (11)


Eh bien, que doit-on tirer comme indications, "leçons", de ces faits divers et apparemment anecdotiques? 

      ( a ) Par la mise en question de la nouvelle loi régionale sicilienne, le gouvernement confirme la tendance forte au sein des classes dirigeantes italiennes et européennes non seulement à l'opposition à toute tentative de re-publicisation de l’eau et des servisse hydriques, mais aussi, comme démontré par le décret gouvernemental italien "Sblocca Italia" et le "Pacte de stabilité" européen,  à vouloir  renforcer les règles structurelles favorables à la privatisation et à la marchandisation des services hydriques de sorte à  rendre difficile, voire impossible, tout retour à une gestion publique de "l'eau pour la vie". 

     L'objectif des groupes sociaux dominants est la consolidation d'un système économique hydrique européen fondé sur un réseau d'entreprises oligopolistiques multi-utilities à l'échelle du marché intérieur et actives en Bourse, ouvertes à la compétitivité internationale avec le soutien des pouvoirs publics dans le cadre de partenariats public-privé (le Water Blueprint de la Commission européenne de 2012 parle explicitement de l’importance cruciale du développement d'un modèle économique de l'eau, dont la monétarisation de l'eau est une condition nécessaire et indispensable). (12)


      Cette vision marchande et capitaliste a été imposée dès 1992-93 par la Banque Mondiale selon laquelle la meilleure gestion  intégrée des ressources  hydriques (ce qu’elle a appelé le modèle IWRM (Integrated Water Ressources Management, GIRE en français) passe par  l'établissement d'un prix de l'eau aux coûts de marché sur la base du principe de la récupération des coûts totaux y compris la rémunération du capital (le profit). (13) Un principe appliqué immédiatement  par la principale loi sur l'eau adoptée en Italie (la loi Galli) en 1994 et, puis, généralisé au plan européen par l'art. 9 de la Directive Cadre Européenne sur l'eau (DCE-Eau 2000). (14)
      Cela explique le grand aveuglement des classes dirigeantes italiennes qui, face au rejet massif de la part de 27 millions d'Italiens ayant voté en juin 2011 par voie référendaire en faveur de l'abolition de l'inclusion dans le tarif du mètre cube d'eau d'une partie destinée à rémunérer le profit,  ont décidé d'ignorer complètement les résultats du referendum, prétextant même que ls Italiens n'avaient pas compris ce qu'ils avaient voté. Depuis,  elles continuent à ne pas respecter le vote référendaire. (15)

     Au fait,  ( b ) l'Italie est gouvernée depuis plus de 4 ans par une classe politique  en état d'illégitimité constitutionnelle ne voulant pas respecter les résultats référendaires. Une classe  qui,  comme c'est le cas aussi dans d'autre pays de l'UE, est en outre  dans un état d'illégalité depuis plus de vingt ans par rapport aux directives européennes en matière de qualité des eaux.
 
      ( c ) la condamnation du maire de Bologne et les critiques au maire de Saracena ("coupable" de faire  payer des factures très basses de l'eau sans mettre en péril les finances communales), comme les coupures d'eau de plus en plus fréquentes partout en Europe aux personnes/familles moroses, (16) démontrent, enfin, une troisième caractéristique majeure de la culture politique et des pratiques sociales prédominantes en  Italie et en Europe en matière d’eau, à savoir: les oligarchies au pouvoir n'acceptent pas que l'accès à l'eau soit un droit humain exempté de l'obligation du paiement d'un "prix abordable". Il faut payer, imposent-elles,  même en ce qui concerne la quantité minimale de 50 litres par jour par personne (considérée par l'OMS et l'UNICEF comme la mesure de base du droit à l'eau).(17) Elles n'acceptent plus que les coûts monétaires du droit à l'eau soient couverts par la collectivité par la voie de la fiscalité générale et spécifique. 


      Actuellement, n'est-il pas vrai que la plus grande fierté de nos dirigeants  politiques consiste à montrer qu'ils ont été capables de baisser les taxes plus que les autres ? Il faut, dans ce cas, leur demander d'expliquer par quels moyens les gouvernements peuvent continuer  à financer les dépenses publiques et les obligations qui leur revient pour garantir les droits humains et sociaux. 

      Rappelons que le 28 juillet 2010, une résolution de l'Assemblée Générale de l'ONU a reconnu, pour la première fois dans l'histoire de la communauté internationale, que l'accès à  l'eau potable et à l'assainissement est un droit humain. (18) Dès lors, il revient à tous les Etats du monde l'obligation de le garantir en égalité pour tous. Autrement dit, garantir le droit humain à l'eau n'est pas une question de choix politique  laissé à la discrétion de chaque  Etat. C'est une obligation découlant des dispositions juridiques internationales contraignantes. (19) Certes, 11 Etats membres de l’UE  (sur 27 en 2010) ont voté contre la résolution de l’ONU, mais elle est devenue un acte législatif contraignant pour tous les Etats membres de l'ONU.

        Or, avant et malgré la résolution, une toute autre pratique s'est développée à travers le monde, en particulier en Europe (où siègent les principales entreprises multinationales privées de l'eau au monde, au sommet desquelles se trouvent les multinationales françaises et britanniques). Elle est  inspirée par l'idée que, certes, on peut accepter le principe du droit universel à l'eau potable , mais  que, pour qu'un tel droit puisse devenir réel, il faut que le citoyen/consommateur paie les factures de l'eau: c'est au consommateur, affirme-t-on, qui tire une utilité vitale de l'usage de l'eau, qu'il revient de couvrir les coûts importants liés à la "production" et à l'accessibilité à  l'eau potable et, cela, en fonction de sa consommation/utilité.  Pas de paiement, pas d'accès au droit ! Cette pratique a été avalisée aussi par le Conseil des droits humains de l'ONU (composé par des représentants des Etats) par son "Observation générale 15 "de 2002, considérée par tous comme la base juridique à partir de laquelle l'ONU a conçu la résolution de 2010. Dans son Observation, le  dit Conseil a admis la condition du paiement d'un prix abordable. (20) Si bien que même les promoteurs de l'ICE Right2Water "ont du" parler d'accès à prix abordable lorsqu'ils ont expliqué ce qu'ils entendaient par "droit à l'eau", autrement la Commission européenne aurait pu refuser l'admissibilité de leur ICE. (21) 


      C'est dire que la culture qui désormais prévaut, même au sein de certains segments importants de la société civile mondiale,  est de considérer que l'accès au droit à l'eau comporte nécessairement le paiement d'un prix abordable. (22)

      C'est cela,  le mur de l'eau: on a le droit si on paie. 




Notes
 (3) Sur l'ICE voir la fiche technique établie par les services du Parlement européenhttp://www.europarl.europa.eu/atyourservice/fr/displayFtu.html?ftuId=FTU_2.1.5.html
(4) Marion Veber et Riccardo Petrella, "La réponse de la Commission européenne suite à l'Initiative Citoyenne Européenne (ICE) sur l'eau". Analyse de la réponse de la Commission et explication de la réaction mitigée des promoteurs de l’ICE sur l’eau suite à cette réponse, dans RAMPEDRE (Rapport Permanent Mondial on line sur le Droit à l'Eau, www.rampedre.eu, 24 septembre 2014
(5) L'audition par la Commission Environnement du PE a eu lieu le 17 février 2014. Le 8 septembre 2015, les députés européens regrettent que la communication de la Commission européenne pour répondre à l'ICE "l'eau, un droit humain" et à l'audition du Parlement de février 2014 "soit sans ambition, ne réponde pas aux demandes concrètes exprimées dans l'ICE et se limite à réitérer les engagements déjà pris"."Si la Commission néglige des ICE couronnées de succès et largement soutenues [...], l'Union européenne en tant que telle perdra en crédibilité aux yeux des citoyens", affirment les députés. Cfr http://www.europarl.europa.eu/news/fr/newsroom/content/20150903IPR91525/html/Initiative-citoyenne-l'eau-un-droit-humain-la-Commission-doit-agir
(6) Cfr La Tribune, du 23 octobre 2015
(7) Michel Cermak http://www.cncd.be/Traite-transatlantique-repondons17 juin 2014
(9) L’option définitive par les dirigeants politiques italiens en faveur de la marchandisation de l’eau et de la privatisation des services hydriques a trouvé une évidence sans faille dans la décision de supprimer le CO.VI.RI (Comité de Vigilance sur les Ressources Hydriques, institution publique sous la tutelle du Ministère de l’Environnement et responsable d’un rapport annuel au Parlement italien sur l’état des services hydriques) ) et de confier la responsabilité du système hydrique à une autorité en charge  de la concurrence dans le secteur énergétique (gaz et électricité) privatisé depuis longtemps,  l’Autorità per l’Energia Elettrica, il Gaz ed il sistema idrico (AEEG). L’AEEG est  devenue en 2013 l’AEEGSI en raison de l’élargissement de ses compétences au « Servizio Idrico ».
(10) Cfr, Assemblea Regionale Siciliana, LEGGE 11 agosto 2015, n. 19. Disciplina in materia di risorse idriche.
(11) Voir europa.eu/rapid/press-release_MEMO-14-470_fr.htm, 10 juillet 2014
(12) Le Water Blueprint, à savoir le « Plan de sauvegarde des ressources hydriques d’Europe » de la Commission eurropéenne, rendu public en novembre 2012, est incontestablement le document politique le plus s important de l’UE en matière d’eau après la DCE-Eau de l’an 2000. Le document consacre la vision marchande, industrialo-commerciale de l’eau et des services et donne pleine légitimité à la monétisation e financiérisation de l’eau et à au « gouvernement par les  stakeholders » . Pour une analyse approfondie du  Water Blueprint voir Riccardo Petrella, Mémorandum sur la politique européenne de l’eau, IERPE 2013, présenté à un groupe d’euro-parlementaires le 3 décembre 2013 au Parlement européen, téléchargeable dans www.ierpe.eu.
(13) Le manuel de la Banque Mondiale,  Integrated Water Ressources Management, 1993, est devenu la bible de la Banque mondiale et du monde entier en matière de gestion de l’eau. Son application a été utilisée par la BM comme une condition pour l’obtention  de prêts destinés au financement des infrastructures et des services hydriques par les pays « en voie de développement ». Ainsi, lorsque les grandes entreprises multinationales  privées  de l’eau créent en 1996, avec le soutien actif de la Banque mondiale, le Conseil Mondial de l’Eau (CME), un des instruments dont le CME se dote a été le Global Water Partnership (GWP) auquel fut confié la tâche de promouvoir et  diffuser les principes e les pratiques liés à http://www.france-libertes.org/-Coupure-que-faire-.htmll’IWRM dans le monde entier.
(15) Au sujet du non respect du référendum voir la campagne de désobéissance civique « Il mio voto va rispettato », lancée par le Forum italien des mouvements pour l’eau. www.acquabenecomune.it
(16) Pour des informations plus détaillées à ce sujet, voir le programme de la Fondation France Liberté contre les coupures de l’eau, http://www.france-libertes.org/-Coupure-que-faire-.html

(17) L’OMS et l’UNICEF ont fait état de 50 litres  par jour par personne comme  quantité à garantir en tant que  droit à l’eau. Cfr. Le droit à l'eau- Office of the High Commissioner for Human ...

(18) Résolution de l’Assemblée Générale de l’ONU du 28 juillet 2010,

(19) Sur les processus qui ont conduit le Conseil des Droits Humains  de l’ONU à inclure le droit à l’eau dans le Pacte International des Droits, dont les droits  ont été rendu contraignants et donc justiciables, voir Florence Higuet,  La concrétisation du droit à l'eau : quelles obligations concrètes s'imposent,

RAMPEDRE, mise à jour 31 octobre 2014, www.rampredre.net et du même auteur La marche vers la justiciabilité du droit à l'eau au niveau international,mise à jour 5 novembre 2014,  www.rampedre.net

(20) Cfr. Observation générale n°15, 2002 du Conseil des Droits Humains, ONU
(21)     Marion Vener et Riccardo Petrella, op.cit. à la note 4
(22) La mainmise financière privée sur les services publics de l’eau a été avalisée et légitimée à l’occasion de la Conférence Internationale de l’ONU à Monterrey en 2003 sur le financement de l’eau dans le monde. Cfr Conseil Mondial de l’Eau, Financer l'eau pour tous. Rapport du Panel mondial sur le financement des infrastructures de l'eau, 72 pp, 2003,  sous la présidence de Michel Camdessus, ancien directeur général du Fonds Monétaire International.

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