Le GMT et la culture
« Quelque chose doit
remplacer les gouvernements, et le pouvoir privé me semble l'entité adéquate
pour le faire. »
David Rockefeller
Newsweek, 1 février 1999.
Dénommé « Partenariat transatlantique pour le
commerce et l’investissement », un projet est en cours de négociation entre l'Union
Européenne et les États Unis d'Amérique.
Contrairement à ce qui est très souvent affirmé, il s’agit
bien plus que d’un accord de libre-échange, puisque la négociation porte non
seulement sur les droits de douane, mais également sur la volonté de rendre
compatibles les normes en vigueur des deux côtés de l’Atlantique, sur
l’intention de remplacer les juridictions officielles par un mécanisme
d’arbitrage privé chaque fois qu’une firme sera en conflit avec un pouvoir
public sur la pertinence d’une norme et, enfin, sur la volonté d’appliquer
entièrement les accords de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) « avec un haut niveau d’ambition d’aller au-delà des engagements actuels. »
Par normes, il faut entendre les dispositions légales ou
réglementaires dans le domaine social, sanitaire, alimentaire, environnemental,
culturel ou technique. Dans le langage de l’OMC, on appelle ça des « barrières
non tarifaires ». Elles peuvent être jugées par les entreprises étrangères
comme des mesures visant à protéger le marché intérieur contre la concurrence
extérieure.
Pour les pays de l’Union européenne, la négociation est
conduite par la Commission européenne sur la base d’un mandat qui lui a été
conféré par les 28 gouvernements de l’UE.
La négociation porte sur toutes les activités humaines susceptibles
d’avoir un rapport avec le commerce. Il ne fait pas de doute que la vie
culturelle sera elle aussi très lourdement touchée si la négociation en cours
aboutit et si le traité qui en résultera venait à être ratifié.
La prétendue protection de l'exception culturelle
Le gouvernement français prétend avoir exclu la culture du
mandat de négociation et préservé ainsi « l’exception culturelle ».
C’est même son unique réponse lorsqu’on évoque le grand marché transatlantique.
Or, c’est totalement faux.
Ce que la France et d’autres pays ont obtenu, c’est
l’insertion dans le projet de mandat de négociation présenté par la Commission
européenne de la disposition suivante dans le chapitre relatif au commerce des
services :
Art.21 : « Les services audiovisuels ne sont pas
couverts par ce chapitre. »
Mais comme le confirme M. Karel De Gucht, commissaire
européen au commerce international et à ce titre principal négociateur européen :
« Il ne s’agit pas d’une exclusion.
Les services audiovisuels ne figurent pas à l’heure actuelle dans le mandat.
Mais le mandat précise clairement que la Commission aura la possibilité de
revenir devant le Conseil avec des directives supplémentaires pour la
négociation. »
En effet, la Commission
européenne a obtenu l’insertion de l’article suivant :
Art.44 : « (…) La Commission, en vertu des
Traités, peut faire des recommandations au Conseil sur d’éventuelles
recommandations supplémentaires sur n’importe quel sujet, avec la même
procédure pour adopter ce mandat, y compris les règles de vote. »
Ce qui a pour effet de rendre
provisoire la disposition de l’article 21 relative aux services audiovisuels.
Quant aux autres activités de
service dans le domaine de la culture, elles sont régies par les articles 3 et 15
à 20 du mandat européen et peuvent se résumer comme suit : il s’agit
d’appliquer pleinement l’Accord général sur le Commerce des Services (AGCS) comme
l’indique l’article 15. :
« Le but des négociations sur le commerce des
services sera de lier le niveau autonome existant de libéralisation de chacune
des Parties au plus haut niveau de libéralisation atteint dans les ALE
existants, (…) s’appliquant substantiellement à tous les secteurs et à tous
les modes de fourniture, tout en réalisant de nouveaux accès au marché en
éliminant les obstacles d’accès au marché qui existent encore (…). » Cela se
fera comme annoncé dans l’article 3 du mandat européen, « avec un haut
niveau d’ambition d’aller au-delà des engagements actuels de l’OMC ».
Ce qui signifie qu’il s’agit
d’éliminer, y compris dans le secteur de la culture, tous les obstacles à la
concurrence puisque la
culture est considérée, elle aussi, comme une « marchandise » soumise
aux règles de la concurrence.
Chacun sait pourtant que le principe de concurrence s'oppose à celui de
diversité de l'offre culturelle.
L'article 20 du mandat ne doit pas faire illusion : « Les
services fournis dans l’exercice de l’autorité gouvernementale tel que défini
par l’article I.3 de l’AGCS doivent être exclus de ces négociations. »
puisque l'article 1,3 de l’AGCS définit « Un
service fourni dans l’exercice du pouvoir gouvernemental s’entend de tout
service qui n’est fourni ni sur une base commerciale, ni en concurrence avec un
ou plusieurs fournisseurs de services. » Sont donc protégées par cette définition les
activités de service qui sont gratuites et font l’objet d’un monopole. Il
s’agit en fait des services régaliens de l’Etat : ministères et administrations
diverses.
En clair, seuls les services audiovisuels sont exclus
des négociations. Toutes les autres activités culturelles seront désormais
soumises aux exigences de l’AGCS : le
spectacle vivant, les arts plastiques, l'édition, le patrimoine et donc toutes
les structures de production, de création, de diffusion ou de conservation sont directement concernées par
ce partenariat transatlantique . Théatres, opéras, bibliothèques, musées,
archives seront soumis aux obligations de l’AGCS dont l’objectif est d’éliminer
les « barrières » au commerce des services. Il faut se
souvenir que toutes les interventions publiques sont considérées comme des
« barrières ».
De fausses garanties
Plusieurs articles du mandat de négociation expriment le
vœu de protéger les normes sociales, sanitaires, environnementales et
culturelles. Ces vœux servent à donner des garanties aux acteurs sociaux, mais
sont en contradiction avec les objectifs du traité et les politiques menées par
les États-Unis d'Amérique et l'Union Européenne.
« Article 6. Le préambule rappellera que le
partenariat avec les États-Unis est fondé sur des principes et des valeurs
cohérentes avec les principes et les objectifs communs de l’action extérieure
de l’Union. Il fera référence, notamment, à:
(…) - Le droit des Parties de prendre les mesures
nécessaires pour atteindre les objectifs légitimes de politique publique sur la
base du niveau de protection de la santé, de la sécurité, du travail, des
consommateurs, de l’environnement et de la promotion de la diversité culturelle
telle que prévue dans la Convention de l’UNESCO sur la protection et la
promotion de la diversité des expressions culturelles, qu’elles jugent
appropriées; »
Ces garanties à inscrire dans le préambule du futur traité
ne sont pas crédibles pour deux raisons :
a) en droit international, un préambule n’a aucune valeur
juridique ;
b) les États-Unis d'Amérique refusent de ratifier la
convention de l'UNESCO sur la protection de la diversité culturelle et
linguistique.
« Article 9. L'accord ne devra pas contenir des
dispositions qui risqueraient de porter préjudice à la diversité culturelle
et linguistique de l’Union ou de ses États membres, en particulier dans
le secteur audio-visuel, ni limiter le maintien par l’Union et par ses États membres
des politiques et mesures existantes qui visent à soutenir le secteur de
l’audiovisuel compte tenu de son statut spécial dans l’UE et ses États membres.
L'accord ne pourra pas affecter la capacité de l’Union et de ses États membres
à mettre en œuvre des politiques et des mesures tenant compte des
développements dans ce secteur et en particulier dans l’environnement
numérique. »
Au motif de ne pas « porter
préjudice à la diversité culturelle et linguistique » il n'est fait
référence qu'à l'audio-visuel et au numérique, comme pour souligner que les
autres secteurs culturels seront bien affectés par l'accord.
Le principe du traitement national ou la fin des subventions et aides publiques
« Article 16 Les Parties devraient convenir
d’accorder un traitement non moins favorable à l’établissement sur leur
territoire des firmes, des filiales ou des succursales de l’autre Partie que le
traitement accordé à leurs propres firmes, filiales ou succursales »
Article 23 « … Normes de traitement : les
négociations devraient viser à inclure en particulier, mais pas exclusivement,
les normes de traitement et les règles suivantes :
a) traitement juste et équitable, y compris l’interdiction
des mesures déraisonnables, arbitraires ou discriminatoires,
b) traitement national, ... »
Le principe du traitement
national consiste à accorder aux fournisseurs de service de tous les pays
signataires de l'accord les mêmes droits et avantages que ceux accordés aux fournisseurs
nationaux.
Ce qui signifie que les productions artistiques
américaines pourraient réclamer les mêmes traitements que ceux accordés à
l'aide à la création et à la diffusion en France. Cela signifie aussi que les
salles de spectacles privées devraient être traitées de la même manière que les
salles subventionnées.
En conséquence, plus aucune subvention ne pourra être
octroyée puisqu’il faudrait l’accorder indifféremment aux fournisseurs privés
comme aux fournisseurs publics d’activités culturelles. Ce qui est
financièrement impossible.
S'il venait à être appliqué au
milieu culturel, ce principe du traitement national remettrait en cause toute
la politique culturelle de création et de diffusion en France. Il conduirait à
une totale privatisation de la culture.
Fin de la politique culturelle territoriale
Art. 24 : « (…) L'accord visera à accroître
l’accès mutuel aux marchés publics à tous les niveaux administratifs (national,
régional et local) et dans le secteur des services publics, couvrant les
opérations pertinentes d’entreprises opérant dans ce domaine et assurant un
traitement non moins favorable que celui accordé aux fournisseurs établis
localement. L'accord doit également inclure des règles et des disciplines pour
surmonter les obstacles ayant un impact négatif sur les marchés publics de
chacun, y compris les exigences de localisation et les exigences de production
locale (…) et celles qui s’appliquent aux procédures d’appel d’offres, aux
spécifications techniques, aux procédures de recours et aux exclusions
existantes, y compris pour les petites et moyennes entreprises, en vue
d’accroître l’accès au marché, et chaque fois que s’est approprié, de
rationaliser, de simplifier et d’améliorer la transparence des
procédures. »
L'accès au marché doit être le même pour tous. Aussi toute
politique visant un développement socio-culturel par la pratique artistique de
proximité sera impossible. Une collectivité ne pourra plus privilégier un
artiste local pour intervenir sur un sujet spécifique en lien avec les
habitants.
Menace sur le régime des intermittents du spectacle
Les multinationales considèrent que les droits sociaux
sont une entrave à leur droit d’investir. L’article 22 du mandat de négociation
européen proclame la volonté de « libéraliser
et de protéger les investissements ».
Il s’agit de soustraire au
maximum les investisseurs aux exigences nationales et locales en matière de
temps de travail, de salaires, de salaires différés (cotisations patronales),
de conditions de travail, de sécurité et d’hygiène, de respect de
l’environnement, d’utilisation des bénéfices nets.
Le partenariat transatlantique vise à aligner les normes
(sociales, sanitaires, alimentaires, environnementales, financières,
techniques, mais aussi culturelles) en vigueur dans chacun des Etats de l’UE
sur celles existantes aux USA. Dans tous les secteurs d’activité. Par le biais
de ce partenariat, il sera possible de mettre fin aux spécificités du régime
social des intermittents du spectacle.
La culture, un choix de société
Le marché unique transatlantique oppose deux conceptions
de la culture. D’une part, une « culture » de divertissement,
investissement marchand sur le temps libre et mesurant la production artistique
au vu de sa rentabilité et des parts de marché conquises. Et d’autre part, une
culture de l'émancipation qui conduit à questionner l’homme et la société, qui est
partie intégrante du processus de citoyenneté et qui ne peut pas être soumise
aux logiques de la rentabilité.
Aujourd'hui, en France, ces deux conceptions de la culture
coexistent, l'une grâce aux investissements privés, l'autre grâce à l'action
publique. L'accord de partenariat transatlantique vise à privatiser
l'ensemble de la production en confiant les pleins pouvoirs aux firmes privées.
La destruction de l'autonomie artistique contribuerait de la sorte à réduire à
néant toute forme de résistance dans la société.
Raoul M. Jennar (avec Julien Delbende)
Plus d'info :
Le Monde diplomatique, numéro du mois de juin, pages 11 à 18.
CHERENTI & PONCELET, “Le grand marché transatlantique”, Paris, Editions Bruno Leprince,
2011.
JENNAR Raoul Marc, « Le Grand Marché Transatlantique : La menace sur les peuples d’Europe »,
Perpignan, Cap Béar Editions, 2014.
JENNAR Raoul Marc et KALAFATIDES Laurence, « L’AGCS . Quand les Etats abdiquent face
aux multinationales », Paris, Raisons d’Agir, 2007.
LE HYARIC Patrick, “Grand
marché transatlantique, Dracula contre les peuples”, Editions de
L’Humanité, 2013.
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