Ci-dessous, un article très complet
de Marc Laimé sur les réformes territoriales en France.
Rappelons que ces réformes
qui renforcent sensiblement les pouvoirs des intercommunalités et des régions
aux dépens de ceux des communes et des départements se sont faites sans y
associer les citoyens. Elles les éloignent même des lieux de décision, les privent
d'instances représentatives (rien n'est prévu, par exemple, pour associer les citoyens à la gestion de
l'eau ou de l'assainissement dans les intercommunalités) et aboutissent à un déni
de toute démocratie locale.
Ce principe des réformes
politiques et administratives qui ne prend pas en compte les dynamiques
territoriales actuelles et dont l'intérêt financier n'est pas assuré semble
basé uniquement sur la logique de la concurrence (concurrence entre les
intercommunalités, concurrence entre les régions, concurrence entre les états...
fuite en avant que rien ne semble arrêter..) et de la rentabilité...
Bien gérer l'argent public,
afin de faire des économies n'est pas contestable sauf si elles conduisent au démantèlement
des services publics pour les remplacer par des structures privées dont la
logique est de faire des bénéfices.
Où serait alors l'économie pour l'usager?
Mort annoncée de la gestion
communale de l’eau
Le nouvel âge de la gestion de l’eau
D’ici à
2020, la France s’apprête à vivre la disparition du modèle historique de
gestion communale de l’eau hérité de la Révolution. Les politiques publiques se
réorientent vers le « grand cycle » de l’eau et un nouveau modèle de
marchés de concession à des entreprises privées. Un big bang dont les enjeux
techniques, territoriaux, financiers, environnementaux, et, in fine, politiques
sont colossaux.
par Marc
Laimé, 17 juin 2016
 |
L'été 1921 à Paris. Source : gallica.bnf.fr
/ Bibliothèque nationale de France |
La simplification du « mille-feuilles
territorial » engagée par les lois de décentralisation élaborées puis
mises en oeuvre à partir de 2012 — la loi MAPTAM en janvier 2014 (1), puis la création de Grandes régions en janvier 2015 (2), avant la loi NOTRe d’août 2015 (3) — va mettre un terme à plus de deux siècles de compétences
communales, avec pour objectif affiché de rationaliser la gestion de l’eau.
C’est la Révolution française qui avait
confié aux communes, héritières des paroisses de l’Ancien régime, la
responsabilité de l’approvisionnement en eau des populations. Elles s’en
acquitteront en créant des fontaines publiques, puis en contrôlant les porteurs
d’eau dans les villes, avant le développement des premiers réseaux de
distribution. La création de syndicats avec des communes voisines sert ensuite
à mutualiser les investissements nécessaires à la réalisation des réseaux et
ouvrages.
« Ce développement des réseaux dans
la seconde moitié du XIXe siècle va poser la question de leur financement, par
exemple en faisant payer l’eau aux usagers. Mais cette solution se heurte à un
autre acquis de la Révolution : le principe de liberté recouvre non seulement
les libertés individuelles et civiques, mais aussi la liberté du commerce et de
l’industrie. Il est alors interdit aux communes d’avoir une activité économique
ou commerciale, donc de faire payer les usagers », souligne le politologue Pierre Bauby (4).
Pour surmonter l’obstacle, certaines villes
(Lyon, Bordeaux…) délégueront la construction des réseaux et la gestion des
services à des entreprises privées, donnant naissance à une autre exception
française : la délégation de service public (DSP), illustrée par la
création de la Générale des eaux (1853), puis de la Lyonnaise des eaux et de
l’éclairage (1880). D’autres, comme Paris, ne délégueront que les activités de
relève, de facturation et d’encaissement.
« Le carcan se desserrera au début du
XXe siècle, lorsque le Conseil d’État autorisera les activités économiques
des communes en cas de carence ou du moins “insuffisance de l’initiative
privée”, et pour répondre à un intérêt public local », précise Pierre Bauby (5). Des syndicats intercommunaux se développeront selon les situations,
l’accès à la ressource, les souhaits des élus, allant jusqu’à l’échelle
départementale (Orne, Manche, Charente-Maritime, Lot-et-Garonne, Morbihan,
Landes), et même au-delà dans le cas de l’Île-de-France, avec la création
en 1923 par les édiles de la banlieue rouge du puissant Syndicat des eaux
d’Île-de-France (SEDIF), inexpugnable bastion de Veolia qui en a fait sa
vitrine à l’international.
Les étapes successives de la décentralisation
depuis 1981 n’avaient pas remis en cause cette compétence des communes ou
de leurs regroupements volontaires. Mais cette fois c’est l’électrochoc :
la loi NOTRe stipule en effet le transfert obligatoire des compétences
communales en matière d’eau et d’assainissement aux Établissements publics de
coopération intercommunale à fiscalité propre (EPCI), communautés de communes
et communautés d’agglomération. La loi MAPTAM, à l’identique, prévoit une prise
de compétence pour l’eau et l’assainissement par douze métropoles de droit
commun, comptant au moins 300 000 habitants, et quatre métropoles à
statut particulier (Lyon, Marseille, Grand Paris et Lille), créées
en 2015. En 2020, le nombre de services ou syndicats d’eau et
d’assainissement français va ainsi passer d’environ 34 000 aujourd’hui à
un peu plus de 3 000…
Cette nouvelle étape de la décentralisation,
qui entraîne une reconfiguration et un changement d’échelle d’intervention de
toutes les compétences exercées à tous les niveaux des collectivités locales
(communes et leurs groupements, départements, métropoles, régions…) a donné
lieu à d’intenses batailles politiques, d’interminables sessions
parlementaires, et autant d’analyses théoriques du bien fondé de telle ou telle
option. Dans le même temps l’État se reconfigure lui aussi de manière continue,
réforme après réforme, affaiblissant l’intervention publique dans les
territoires.
De plus, ces processus souffrent d’un déficit
démocratique abyssal, citoyens et usagers n’y étant aucunement associés. La
« réforme » est l’apanage du politique, des grands corps, des associations
d’élus et d’une myriade d’acteurs qui y sont directement intéressés, notamment
ceux qui vivent de la commande publique.
Nouvelles politiques publiques
de l’eau
Ces bouleversements sans précédent
interviennent aussi dans une période où les collectivités sont l’objet de
transferts de compétences massifs par l’État, dont la compensation financière
est, soit inexistante, soit très en deçà des besoins.
Dès le 1er janvier 2017, le bloc
communal (les communes et leurs groupements) va ainsi hériter d’une nouvelle
compétence obligatoire en matière de « gestion des milieux aquatiques et
de prévention des inondations », la GEMAPI.
Par ailleurs l’inflation des normes, les
nouvelles obligations de résultat introduites par le droit communautaire,
l’évolution des technologies et des process métiers, l’ouverture à de
nouvelles problématiques comme l’ingénierie écologique appliquée aux milieux
aquatiques, érigent des contraintes nouvelles auxquelles les collectivités
doivent faire face, dans un contexte de dégradation de leur situation
financière qui ne leur permet pas toujours de procéder aux investissements
nécessaires, qu’ils soient techniques ou humains, pour affronter cette nouvelle
donne. Ceci d’autant plus qu’une récente réunion du Conseil national de
l’information statistique (CNIS) a mis au jour les considérables
failles, lacunes et insuffisances de l’ensemble de l’appareil national
d’information sur l’eau (PDF) (6), ce qui conduit logiquement à s’interroger sur la pertinence de
politiques publiques élaborées sur la base de données, au mieux gravement
défaillantes, au pire inexistantes, quand elles ne sont pas totalement erronées
ou pire, purement et simplement falsifiées.
Les ressources à mobiliser pour faire face au
nouvel âge de la gestion des petit et grand cycles de l’eau sont du ressort des
ordres réglementaire, technique, législatif et économique… avec le risque qu’un
défaut de maîtrise, d’anticipation, de prospective, ne pérennise un trop faible
niveau de compétences des collectivités locales. Ces manquements sont fortement
stigmatisés par les opérateurs privés eux mêmes lors des mises en concurrence
pour le choix d’un mode de gestion.
Le
chantier est colossal, les enjeux économiques aussi. L’eau génère chaque année
9,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires pour les activités liées
directement aux ressources en eau (hydroélectricité, vente de poissons, de
coquillages, pisciculture, eaux minérales, thermalisme, pêche de loisir…).
L’eau, c’est aussi 174 000 emplois directs, dans leur grande majorité
non délocalisables.
D’après M. Laurent Roy, directeur de
l’Agence de l’eau RMC, « dans le seul bassin Rhône-Méditerranée (quart
sud-est de la France), environ 350 millions d’euros devraient être engagés
chaque année si toutes les collectivités réparaient les fuites de leur réseau
d’eau. Ces investissements impliqueraient également 3 500 à
4 000 emplois supplémentaires à créer localement. De plus, les
collectivités et les ménages économiseraient sur les frais de pompage et de
traitement de cette eau perdue. (7) ».
Les nouvelles politiques de l’eau affichent
pour priorités la chasse au gaspillage et la réduction des pollutions par les
nitrates, les phytosanitaires et les micropolluants, plutôt que le recours à
des traitements coûteux, pour rendre l’eau potable.
« Chaque année, poursuit Laurent Roy, les pollutions par les
pesticides et les nitrates imposent aux ménages français des surcoûts de
dépollution de 400 à 700 millions d’euros, répercutés sur leur
facture d’eau. Selon un rapport de la Cour des comptes, traiter une eau polluée
par les pesticides pour la rendre potable coûte 2,5 fois plus cher que de
mettre en place des mesures de préventions des pollutions auprès des
agriculteurs.
Cette politique prône aussi une “nouvelle”
gestion des rivières, plus naturelle et jouant mieux avec la nature :
moins de béton, de digues, de barrages et de seuils, et plus de liberté pour
les cours d’eau, là où c’est possible, avec des berges douces, des zones
naturelles d’expansion des crues, des méandres, de la végétation. Ainsi, on
améliore non seulement la qualité de l’eau, mais on fait aussi vivre le
tourisme vert et les activités de pleine nature. On joue la carte de
l’attractivité du territoire, du cadre de vie, et on crée du lien social autour
de la rivière. »
La mécanique de la réforme
territoriale
Dès décembre 2010, une loi de rationalisation
de l’intercommunalité adoptée par le gouvernement de M. François Fillon
visait à achever la couverture du territoire national par des intercommunalités
fortes, soit en y faisant adhérer des communes encore isolées, soit en
fusionnant des regroupements de communes existants, et surtout en supprimant
des milliers de syndicats techniques, dont les missions devraient désormais
être assurées par des Établissements publics de coopération intercommunale
(EPCI) à fiscalité propre.
Cette loi, dite « RCT », prévoyait
l’achèvement de la carte intercommunale au 1er juin 2013. Toutes les
communes de France — sauf Paris et les trois départements de la petite
couronne, les Hauts-de-Seine, la Seine-Saint-Denis et le Val-de-Marne —
devaient devenir membres d’une communauté de communes, d’agglomération, urbaine,
ou d’une métropole.
Le 1er juin 2013, le préfet put
rattacher, par arrêté, une commune isolée, ou créant une enclave ou une
discontinuité territoriale, à une communauté. Ce processus, conduit
autoritairement par les préfets, suscita de nombreuses polémiques, même s’il
s’appuyait sur l’octroi de bonifications financières par l’État pour atteindre
ses objectifs. Une « clause de revoyure » ayant été fixée
pour 2015 ; le processus, demeuré en deçà des attentes de ses
promoteurs, fut ensuite repris et amplifié par la loi NOTRe, votée en
août 2015.
Car la « troisième étape de la
décentralisation » était l’un des projets majeurs du gouvernement,
après la victoire de François Hollande aux présidentielles de 2012. Le
projet initial du gouvernement Ayrault prévoyait, sans jamais le dire
ouvertement, de supprimer à terme les départements, en les privant, comme les
autres niveaux de collectivités locales, de la « clause de compétence
générale », qui permet à chacun de s’occuper de tout, au risque de
générer doublons et dépenses inutiles. Puis, de redéfinir qui s’occupe de quoi
(régions et intercommunalités), et enfin de créer des « métropoles »,
aires urbaines dont la « taille critique » est supposée doper
l’activité économique, la compétitivité et la croissance…
Lire aussi Fabien Desage &
David Guéranger, « Rendez-vous
manqué de la gauche et de la politique locale », Le Monde
diplomatique, janvier 2014. La création des métropoles incarnait aussi
un souci très politique, celui de s’assurer le contrôle des grandes
agglomérations urbaines, qui concentrent à la fois les populations de cadres et
de professions libérales, et celles de la « diversité »,
réputées incarner l’avenir électoral du Parti socialiste, qu’un rapport
controversé du « think tank » Terra Nova enjoignait peu ou prou « d’abandonner
les classes populaires »… (8).
Dès février 2013, dix jours avant son examen
en première lecture au Sénat, l’énorme projet d’Acte III élaboré par
Mme Marylise Lebranchu, ministre de la Décentralisation, est subitement
découpé en trois volets…
Le projet de loi MAPTAM (1), qui sera voté le
16 janvier 2014 au terme d’un parcours parlementaire éprouvant, va d’abord
créer les métropoles, et dessiner un nouveau schéma régions-départements (dont
on ne sait pas à ce stade s’ils subsisteront ou non, et pour accomplir quelles
missions !), ce qui provoque une levée de boucliers, en l’absence de
précisions sur les compétences imparties à l’avenir à chaque niveau de
collectivités (bloc communal, département, métropole et région…).
Trois types de métropoles vont voir le jour.
Une douzaine de métropoles de droit commun, regroupant de 300 000 à 400 000
habitants. Et trois cas particuliers, qui auront chacun leurs statuts
propres : les métropoles de Lyon, Marseille et du Grand Paris, et enfin
une « Eurométropole », celle de Lille…
La loi prévoit que ces métropoles, à
l’exception de Paris, exerceront à partir du 1er janvier 2016, les
compétence eau et assainissement sur leur territoire, en place des
collectivités qui les détenaient auparavant. Première étape de la
rationalisation annoncée.
La loi MAPTAM va plus loin, en créant une
nouvelle compétence obligatoire à partir du 1er janvier 2018 : la
gestion de l’eau et des milieux aquatiques et la prévention des inondations
(GEMAPI). Une innovation qui va susciter une véritable bronca des élus
locaux et de leurs associations, comme l’Association des maires de France
(AMF).
Car l’État se désengage ainsi de missions
régaliennes qu’il transfère, sans les financer, aux collectivités locales, qui
vont dès lors porter l’entière responsabilité de sujets difficilement
maîtrisables, à l’heure où les errements d’un demi-siècle d’aménagement du
territoire et de politiques d’urbanisation anarchiques, érigent la question des
inondations au rang de risque majeur, comme en atteste la récurrence ces
dernières années d’épisodes catastrophiques (pertes humaines, dégâts
considérables), dans plusieurs régions particulièrement exposées, comme le
sud-est de la France.
De plus, la GEMAPI est une usine à gaz. La
nouvelle compétence est communale, mais à peine attribuée, le 1er janvier
2018, la commune la transférera automatiquement à un EPCI à fiscalité propre,
qui pourra lui-même, et sera incité, à procéder à une dévolution partielle ou
totale de la GEMAPI à des établissements publics spécialisés en charge de la
maîtrise d’ouvrage de la compétence : les Établissements publics
d’aménagement et de gestion des eaux (EPAGE), et/ou les Établissements publics
territoriaux de bassin (EPTB)…
On prendra la mesure de la complexité de la
nouvelle organisation qui se dessine en prenant connaissance du rapport et des
propositions émises par un membre du Comité national de l’eau (9), missionné en 2014 pour tenter d’élaborer une feuille de route
consensuelle face à la bronca générale des élus contre la GEMAPI…
Rapport GEMAPI, Claude Miqueu, 6 mai 2015:
La loi MAPTAM a aussi créé une nouvelle « Aquataxe »
optionnelle : 17 millions de Français concernés par le risque
d’inondation vont ainsi progressivement être assujettis, chaque année, à une
taxe d’un montant plafond de 40 euros par personne, qui sera utilisée pour
engager des travaux de lutte contre les inondations ou de gestion des milieux
aquatiques.
Enfin, dernier étage de la fusée, la loi
NOTRe du 7 août 2015 prévoit quant à elle, sur tout le territoire français
hormis celui des nouvelles métropoles, le transfert obligatoire des compétences
eau et assainissement exercées par les communes, leurs groupements ou syndicats,
à l’ensemble des EPCI à fiscalité propre d’au moins 15 000 habitants
(seuil adapté en fonction de la densité démographique du département), qui vont
être créés avant le 1er janvier 2017.
Les communautés urbaines et les métropoles
exerçaient déjà cette compétence à titre obligatoire. La compétence
« eau » et la compétence « assainissement » dans sa
totalité deviennent ainsi des compétences optionnelles pour les communautés de
communes à compter de l’entrée en vigueur de la loi : mais à compter du
1er janvier 2020, l’eau et l’assainissement deviennent des compétences
obligatoires pour les communautés de communes et les communautés
d’agglomération.
Paysage avant la bataille
Avant les lois MAPTAM et NOTRe, la France
comptait 36 658 communes au 1er janvier 2015, dont 36 588
déjà « regroupées ». Ce chiffre tombait à
35 945 communes le 1er janvier 2016, avec le regroupement de
1 090 communes et intercommunalités en 317 « communes
nouvelles », ce qui représente 1,1 million d’habitants. On compte
aussi 11 métropoles, (bientôt 12 avec Nancy en juillet 2016),
9 communautés urbaines (CU), 226 communautés d’agglomération (CA),
1 884 communautés de communes (CC), et 3 syndicats
d’agglomération nouvelle (SAN). Soit, selon les statistiques de la DGCL du
ministère de l’intérieur, une population totale regroupée de 62,9 millions
d’habitants en 2015. Bien loin du chromo de la France des villages et des
clochers…
Mais avec la loi NOTRe, notre big bang,
nous allons cette fois, selon l’Association des communautés de France (ADCF),
passer de 2 062 intercommunalités à fiscalité propre au
1er janvier 2016 à 1 245 (chiffre officiel au 31 mars), au
1er janvier 2017… Soit une réduction de 40 % qui donnera en moyenne
des départements composés de 7 à 8 EPCI.
Pour ce qui est de la gestion de l’eau et de
l’assainissement, avant la loi NOTRe, la France comptait près de
25 000 services d’eau communaux ou intercommunaux, dont 4 000
pour l’assainissement non collectif, à quoi il faut ajouter
2 300 syndicats d’eau et 1 100 syndicats d’assainissement,
parfois très anciens, certains centenaires… 69 % de ces services d’eau
sont gérés en régie, 77 % pour les services d’assainissement, mais ce sont
essentiellement de tout petits services, regroupant quelques centaines ou
milliers d’usagers. Car, rapportée non plus au nombre de services, mais au
nombre d’usagers desservis, la gestion privée sous forme de délégation de
service public (DSP) par Veolia, Suez et Saur représente 61 % de la
population française pour l’eau et 53 % pour l’assainissement.
Les délégations de service public confiées à
des entreprises privées sont donc majoritaires dans les services de plus de
1 500 habitants.
Les marchés de l’eau
En 2013 les trois multinationales françaises
Veolia, Suez et Saur totalisaient 13 400 DSP ou marchés d’eau potable
et d’assainissement en France. Un chiffre qui englobe près de
5 000 marchés de prestations effectuées auprès d’administrations,
d’entreprises privées (traitement d’eaux industrielles), de collectivités
locales (les poteaux d’incendie…), voire de services en régie (sous-traitance
d’interventions techniques comme la recherche de fuites).
En termes de chiffres d’affaires, l’essentiel
du marché, à hauteur de plus de 95 %, est représenté par environ
9 400 contrats de DSP eau et assainissement en 2015, d’une durée
moyenne qui s’établit désormais à 11 ans.
Dès lors, avec un « stock »
de 9 400 contrats, d’une durée moyenne de 11 ans, on
enregistrait donc un « flux » de 700 à 800 fins de
contrats chaque année, au terme desquels la collectivité locale concernée doit
faire un nouveau choix de mode de gestion. Or, alors que le retour en gestion
publique semblait avoir connu un regain d’intérêt depuis une quinzaine
d’années, en 2015 ce sont encore près de 80 % des DSP qui étaient
reconduites au même délégataire…
Une situation en grande partie liée aux
dérives de la « loi Sapin » du 29 janvier 1993 (10), présentée à tort depuis des lustres comme un instrument de
régulation et de bonne gouvernance, alors qu’elle a pérennisé l’emprise des
opérateurs privés, comme le rôle délétère que jouent des bureaux d’étude
inféodés aux grandes groupes privés dans le choix du mode de gestion, public ou
privé, de l’eau et de l’assainissement par une collectivité locale.
Le chiffre d’affaires des entreprises de
l’eau s’est ainsi établi, pour l’année 2013, dernière statistique
officielle disponible, à 4,9 milliards d’euros pour les DSP, et
0,4 milliard d’euros pour les prestations en marchés publics, en stabilité
de 2010 à 2013, et en légère baisse depuis lors.
Le big bang
La direction générale des collectivités
locales (DGCL) du ministère de l’intérieur évaluait au 1er janvier 2016 à
12 234 le nombre de syndicats (toutes compétences confondues) existant en
France. Leurs budgets cumulés atteindraient, selon d’autres sources, près de
18 milliards d’euros.
Avec l’entrée en vigueur des dispositions de
la loi NOTRe au 1er janvier 2017, les 2 300 syndicats d’eau et
1 100 syndicats d’assainissement existants devront être dissous s’ils
desservent moins de 15 000 habitants, et ne recouvrent pas au moins
3 EPCI à fiscalité propre.
Le nombre total de services communaux ou
intercommunaux (25 000) et de syndicats va être divisé par 10, pour se
fixer à environ 1 200 EPCI et environ un peu plus d’un demi-millier
de syndicats « survivants » après 2020. La prise de
compétence optionnelle par les EPCI a été fixée au 1er janvier 2018. Elle
sera obligatoire au plus tard le 1er janvier 2020. La mise en œuvre
opérationnelle de la démarche s’est effectuée par le biais des Commissions de
coopération intercommunale (CDCI), qui ont élaboré dans chaque département
depuis 2015, sous la tutelle du préfet, des Schémas départementaux de
coopération intercommunale (SDCI).
Un travail considérable, harassant, parfois
conflictuel, qui a mobilisé très fortement les élus locaux dans toute la
France. Concrètement, les préfets ont élaboré des propositions en
octobre 2015, ensuite débattues dans d’innombrables réunions. Un premier
schéma devait en principe être validé le 31 décembre 2015, avant d’être
définitivement acté en juin 2016, pour pouvoir être mis en œuvre le
1er janvier 2017.
Comme l’expliquait Mme Estelle Grellier,
secrétaire d’État auprès du ministre de l’aménagement du territoire, de la
ruralité et des collectivités territoriales, chargée des collectivités
territoriales, à Localtis le 27 avril 2016 : « les préfets
ont jusqu’au 15 juin pour présenter les arrêtés de création des nouvelles
structures intercommunales. Ces arrêtés seront ensuite soumis au vote des
conseils municipaux et conseils communautaires concernés. Si les projets sont
validés par une majorité de communes, alors les nouvelles intercommunalités
seront créées au 1er janvier 2017. Si le projet ne recueille pas une
majorité de vote des communes, une procédure est prévue pour garantir le
respect des seuils minimum d’intercommunalités. »
Au 30 mars 2016 tous les schémas ont été
validés ; 60 % d’entre eux ont respecté le nombre global de
suppressions proposé par les préfets. En outre, douze départements sont allés
au-delà des propositions des préfets. Il y a donc moins de 30 % des
départements dans lesquels les élus ont décidé de réduire le nombre de
regroupements.
L’analyse des rapports établis dans tous les
départements français est passionnante. Elle révèle une très grande
hétérogénéité de situations, héritées de conjonctures locales spécifiques. Du
coup, les consensus qui finissent par être adoptés pérennisent ces
singularités, offrant un paysage irréductible aux volontés réitérées
d’uniformisation.
Un seul exemple, le projet de
SDCI de la Nièvre (PDF), le second département de France, après la Creuse,
en matière d’exode rural et de dépeuplement, qui présentait la singularité de
compter un nombre très élevé de syndicats d’eau et d’assainissement. Autre
particularité, plus d’un quart du département était desservi en une eau « potable »,
en réalité impropre à la consommation, mais tout de même distribuée, grâce à
des dérogations préfectorales, qui peuvent être reconduites jusqu’à trois fois
trois ans… Enfin, plus de la moitié du département n’est pas couvert par des
réseaux d’assainissement collectif, mais par des installations individuelles
(fosses septiques) non raccordées au réseau.
La consultation des cartes de
l’intercommunalité avant, puis après la mise en œuvre de la loi NOTRe dans la
Nièvre, et les commentaires du document préfectoral éclairent ainsi
parfaitement ces anomalies. Et le président de l’Amicale des syndicats d’eau de
la Nièvre, qui est aussi universitaire, s’est de plus livré à une véritable
exégèse, critique, des objectifs et de l’impact de la loi NOTRe en matière
d’eau et d’assainissement dans une étude intitulée « La loi NOTRe et le
petit cycle de l’eau : de l’erreur stratégique à la stratégie
masquée ? ».
La loi NOTRe et le petit cycle de l’eau", Nicolas
Sautereau:
On peut donc désormais, en consultant le
projet de SDCI de chaque département, accessible d’un clic sur le site de sa
préfecture, « lire » l’histoire de l’eau et de l’assainissement, à
hauteur des cantons, ce qui nous livre une foule d’information passionnantes.
Témoignage s’il en était de l’importance des
mutations en cours, l’Association des maires de France (AMF), vient tout juste
de mettre en ligne sur son site un outil de simulation de l’impact de l’adoption des projets de SDCI
sur tous les territoires impactés.
Enjeux
Ces transferts massifs, et rapides, de
compétences supposent toutefois que le nouvel EPCI qui va hériter des
différents services et contrats existants dispose et puisse mobiliser des
moyens techniques, financiers et humains, lui permettant d’opérer cette
mutation. Et c’est ici que le bât blesse, car il faut compter avec les
différences d’organisation, de budget, de tarifs…
Commencer par identifier les enjeux du
nouveau périmètre, procéder à des audits technique, juridique et financier de
chaque service pour anticiper les fins de contrat, quand ces services sont
gérés par une entreprise privée. Élaborer un programme d’investissement afin
d’assurer le renouvellement, mais surtout le plus souvent la remise à niveau
d’infrastructures qui ont été plus ou moins bien gérées.
Elaborer aussi de nouveaux schémas directeurs
de l’eau et de l’assainissement, documents de programmation du service à
l’horizon de 10 ou 20 ans. Préparer enfin les futurs choix de mode de
gestion (public ou privé), avec le plus souvent la mise en oeuvre progressive
d’une unification tarifaire, à horizon de 5 voire 10 ans, puisque les
différents services que reprend l’EPCI peuvent avoir, héritage de leur
histoire, des tarifs qui varient de 1 à 2 ou 3…
Une question sensible, qui ranime le spectre
de nouvelles tensions urbain-rural, dont on peut apprécier désormais la
réalité, par le biais d’un nouveau comparateur en ligne, qui permet de confronter les
niveaux de vie dans les territoires.
Le tout dans un calendrier contraint, avec la
perspective des prochaines élections municipales et communautaires en
mars 2020, qui verront parfois la question de l’eau surgir dans les
campagnes électorales, si ces problèmes n’ont pas été gérés correctement.
Démarche Grand Besançon transfert eau-assainissement 23-03-16:
Ici le maître mot est donc l’anticipation, à
l’image du Grand Besançon, modèle reconnu de gestion en régie publique, qui a
anticipé l’intégration de 71 communes dès le 1er janvier 2015,
pour un « atterrissage » le 1er janvier 2017. Mais
combien de collectivités ont-elles mis en œuvre aujourd’hui cette démarche
exemplaire ?
Contraintes
L’ampleur des bouleversements en cours est
telle que l’État, soucieux de l’aboutissement de la réforme, a décidé, ultime
paradoxe dans un contexte de décentralisation, de reprendre la main de façon
autoritaire, dans un contexte général d’affaiblissement croissant de ses
instruments d’intervention décentralisés traditionnels.
Car une fois les SDCI formellement adoptés en
juin 2016, il faudra veiller à la mise en cohérence des nouveaux Schémas
directeurs d’aménagement et de gestion des eaux (SDAGE) 2016-2021 que viennent
d’adopter les Comités de bassin des Agences de l’eau avec les nouvelles
compétences de gestion des milieux aquatiques et de prévention des inondations
(GEMAPI), qui seront exercées par le bloc communal dès le 1er janvier
2018. Le tout en cohérence aussi avec les grands schémas d’urbanisme (PLU et
SCOT), sans même évoquer les « super-schémas » régionaux de
programmation dans le domaine de l’environnement qui vont aussi entrer en
vigueur.
Dès lors, par un arrêté du 21 janvier
2016, le gouvernement a confié aux préfets coordonnateurs de bassin — ils sont
six, un par Agence de l’eau — quasiment tous les pouvoirs, aux fins de
proposer, aux forceps, avant le 31 décembre 2017, de nouveaux « Schémas
d’organisation des compétences locales de l’eau » (SOCLE), ce qui
revient peu ou prou à décider quelle collectivité exercera quelle compétence,
s’agissant du grand comme du petit cycle de l’eau, sur un territoire donné.
Dans le même temps, nombre de propositions
aux conséquences notables pour les services voient le jour, comme un projet de
relèvement du seuil d’autorisation d’un budget unique d’eau et
d’assainissement. Ou un récent décret d’Emmanuel Macron, modifiant la
présentation de la facture d’eau, et le calcul du prix de l’eau, au litre, et
non plus au mètre cube.
Face à ce maelström, l’Association des maires
de France (AMF), la Fédération nationale des collectivités concédantes et
régies (FNCCR), la DGCCRF, et j’en passe, viennent de publier en l’espace de
quelques mois une rafale de « guides » ayant pour objectif de
faciliter les mutations en cours.
Il n’est pas sûr que cela suffise, surtout
après la publication début mai par le Commissariat général à l’environnement et
au développement durable (CGEDD) et l’Inspection générale de l’administration
(IGA) d’un énorme rapport (560 pages !) sur le « Prix de
l’eau » (11), qui dessine déjà d’autres évolutions de grande ampleur qui
vont intervenir à l’horizon des dix prochaines années :
« Sur le volet de
l’ingénierie financière du renouvellement des infrastructures, la mission
plaide pour une plus grande implication des agences de l’eau et de la Caisse
des Dépôts, à travers des contrats pluriannuels globaux avec les collectivités,
et ce durant le 11e programme 2019-2024.
Le rapport suggère également de ramener le
taux de TVA sur l’assainissement (actuellement à 10 %) au niveau de celui
de l’eau potable (soit 5,5 %), comme c’était le cas avant 2014, “pour
faciliter, sans augmenter les prix, la reprise des investissements de
renouvellement”, ainsi que le financement des efforts de tarifications plus
équitables. Un “chèque eau” national pourrait être greffé sur le chèque “énergie”
instauré par la loi sur la transition énergétique.
Durant les cinq années à venir, l’État ne doit pas non plus négliger son rôle
dans l’accompagnement de la réduction du nombre d’autorités organisatrices,
dont le nombre devrait passer de 24 000 à 2 000,
voire 1 500. Pour éviter quelques écueils, la nouvelle carte des
autorités organisatrices doit tenir compte des infrastructures physiques. Lors
de l’élaboration des stratégies d’organisation des compétences locales de
l’eau, les préfets coordonnateurs de bassin, avec l’appui des comités de
bassin, doivent en particulier veiller aux “coûts inutiles de
restructuration de réseaux ou de comptages entre nouvelles autorités”, et
favoriser “les interconnexions et les mutualisations d’ouvrages”.
Il revient enfin à l’Etat de définir “un
cadre réaliste” pour les convergences tarifaires au sein des autorités
organisatrices. Le rapport préconise un délai de cinq ans, pouvant être “porté
par le préfet de département à dix ans par dérogation si des circonstances
particulières le justifient”. »
Marc Laimé
(
1) Loi n° 2014-58 du 27 janvier 2014 de
modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles
(Maptam).
(
2) Loi n° 2015-29 du 16 janvier 2015 relative à
la délimitation des régions, aux élections régionales et départementales et
modifiant le calendrier électoral.
(
3) Loi n° 2015-991 du 7 août 2015 portant
Nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe).
(
4) «
La
remunicipalisation de l’eau à Paris » (PDF), étude de cas, Pierre
Bauby & Mihaela M. Similie, Working paper, CIRIEC N° 2013/02.
(
5) Séminaire Loi NOTRe, Pierre Bauby, Fondation
Jean-Jaurès, Paris, 24 mai 2016.
(
6) Conseil national de l’information statistique.
Commission environnement et développement durable. Réunion du 12 avril
2016.
(
7) « Jouer à fond la carte de la croissance
bleue », Laurent Roy, directeur de l’Agence de l’eau Rhône Méditerranée
Corse, La Gazette des communes, 5 avril 2016.
(
8) « Gauche, quelle majorité électorale pour
2012 ? », Terra Nova, 10 mai 2011. Lire Benoît Bréville &
Pierre Rimbert, «
Une gauche
assise à la droite du peuple »,
Le Monde diplomatique,
mars 2015.
(
9) « La gouvernance des cycles de l’eau. Paroles
d’acteurs publics et privés. Contribution au débat du CNE », Claude
Miqueu, 30 avril 2015.
(
10) Loi no 93-122 du 29 janvier 1993
« relative à la prévention de la corruption et à la transparence de la vie
économique et des procédures publiques » dite « loi Sapin ».
(
11) «
Eau
potable et assainissement : à quel prix ? », CGEDD et IGA,
février 2016, 560 pages.
Chiffres : INSEE, DGCL, CDC, AMF, ADF, ARF, ADCF, CGEDD, ONEMA,
FP2E-BIPE, FNCCR, FEP…