LE MONDE | 20.08.2018
Par Henri Seckel
En Bourgogne, le micmac aquatique d’Etais-la- Sauvin
Depuis près de deux ans, les habitants de la commune vivent sans
eau courante. En cause : une présence trop importante de pesticides dans la
nappe phréatique.
On peut manifestement vivre sans eau courante, les 840 habitants d’Etais-la
Sauvin y parviennent depuis bientôt deux ans. Il y a bien de l’eau aux robinets
de ce village de l’Yonne situé à 40kilomètres au sud d’Auxerre, mais on n’a pas
le droit de la consommer, ordre de la préfecture, qui a donc contraint la
mairie à fournir de l’eau en bouteille en quantités industrielles. Evidemment,
cela complique un peu l’existence.
Au seul restaurant du bourg, le patron dilue son pastis dans de la
Cristaline, fabrique ses glaçons avec de la Cristaline, fait bouillir sa potée
auvergnate, spécialité de la maison, à la Cristaline. A la boulangerie, éclairs
et mille-feuilles sont préparés à la Cristaline. Dans les foyers, on lave la
salade à la Cristaline, la tétine du bébé aussi, et les enfants prennent des
douches plutôt que des bains, pour éviter d’ingurgiter trop d’eau courante.
Impossible, pourtant, de faire respecter l’interdit préfectoral à
100 %. A l’Ehpad, les 70 résidents avalent une soupe à la Cristaline, mais ceux
atteints d’Alzheimer oublient qu’on leur a dit de ne pas boire l’eau du
robinet. Dans les jardins, on ne peut pas remplir les piscines gonflables de
Cristaline, alors, quand les bambins boivent la tasse, c’est de l’eau courante.
Quand on est lassé de se laver les dents à la Cristaline, on les rince
normalement, même si c’est défendu.
De toute façon, une bonne partie des citoyens d’Etais passent
outre la consigne de la préfecture, à commencer par le premier d’entre eux : « Moi, j’ai toujours bu l’eau du robinet », dit fièrement M. Le Maire, Claude Macchia, qui n’a pas l’air
particulièrement mal en point du haut de ses 71 ans. Et qui, aujourd’hui, ne
prend pas de risque, car l’eau courante, interdite à la consommation, est en
fait… potable. Voilà où l’on en est de cet absurde micmac aquatique au cœur de
la Bourgogne, à mi-chemin entre querelles de clochers dérisoires et enjeux
sanitaires, commerciaux et sociétaux majeurs.
Enjeu hautement symbolique
Point de départ de cet imbroglio d’une complexité formidable : le
16 octobre 2016. Une analyse de la nappe phréatique d’Etais-la-Sauvin, menée
par l’Autorité régionale de santé (ARS) de l’Yonne, y révèle la présence trop
importante de plusieurs pesticides, notamment le métazachlore, utilisé pour la
culture du colza. Principe de précaution : la préfecture interdit dès lors la
consommation de l’eau – uniquement pour les femmes enceintes et les nourrissons
par périodes, pour toute la population la plupart du temps.
Que faire ? Construire une unité de traitement pour assainir l’eau
de la nappe phréatique ? La municipalité n’en a pas les moyens. Se raccorder à
la Fédération des eaux Puisaye-Forterre, réseau local mieux équipé qui alimente
déjà 27 communes alentour ? Hors de question pour le maire de renoncer à sa
ressource, garantie d’une eau à un prix imbattable, et enjeu hautement
symbolique : « Notre réseau date du
début des années 1960. Avant, on devait tirer l’eau du puits, et on se lavait dans un grand bac, à l’éponge.
La première douche que j’ai prise, j’avais 14 ans, j’en aurais pleuré ! Mon pépé et mon frère ont
fait les tranchées à la pioche pour mettre l’eau ici, et aujourd’hui, tout est balayé d’un coup de crayon.
Ça fait mal. Nous avons toujours eu de l’eau saine, et maintenant nous sommes pollués par les
pesticides. »
Ces
pesticides, assure Claude Macchia, proviennent «
à 98 % » de chez un certain François Durand : «
C’est un agriculteur qui habite sur la commune voisine, dans le département de
la Nièvre [une route tient lieu de frontière avec l’Yonne].
Il traite ses champs, en toute légalité certes, mais ses eaux
arrivent dans notre captage. C’est aussi simple que ça. »
Il
suffirait donc de le convaincre de passer au bio, ou d’envoyer l’eau de ses
champs ailleurs ? « Mais ça ne vient pas de chez moi, répond
calmement François Durand. Le maire se trompe de cible,
j’en ai assez de cette instruction à charge. » L’agriculteur
estime qu’il paie la « jalousie » que
suscite son vaste domaine, et le fait qu’il ne soit pas Etaisien : «
C’est plus simple d’incriminer quelqu’un
d’ailleurs. » Il a « la preuve absolue
» que ce n’est pas lui : « Une étude a été
confiée en 2017 à la chambre d’agriculture de l’Yonne
pour déterminer l’origine des pesticides. Pourquoi les résultats
n’ont-ils jamais été publiés ? »
Ils
le seront le 18 septembre, assure-t-on à la chambre d’agriculture où, en
attendant, on estime que « M. Durand ne peut être tenu
pour unique responsable. L’ensemble des parcelles situées sur le bassin
d’alimentation du captage est concerné par un risque de transfert, vers l’eau
du captage, des molécules utilisées
par les agriculteurs. » Traduction : dans la nappe phréatique d’Etais-la-Sauvin
arrive aussi l’eau des champs de plusieurs agriculteurs d’Etais-la-Sauvin qui utilisent
du métazachlore. Or, six agriculteurs siègent au conseil municipal du village.
Ainsi, et l’ubuesque confinerait là au scandaleux, il n’est pas impossible que
des élus d’Etais-la-Sauvin « polluent » l’eau d’Etais-la-Sauvin…
«
Sujet qui fâche »
«
On évite d’en parler au conseil municipal, c’est un peu le sujet qui fâche, admet
Nicolas Gauthier, l’un des six agriculteurs élus – pas sur la liste du maire,
en ce qui le concerne. La première fois qu’on
a entendu parler de ça, je me suis dit que nous, les agriculteurs, allions
sûrement avoir des problèmes, qu’il y
aurait des parcelles qu’on n’aurait plus le droit de cultiver, etc. Mais non.
On nous a dit : c’est en vente libre, c’est
légal, vous pouvez continuer à travailler. »
«
Vu les doses détectées par les analyses, ça ne peut pas être que Durand. On
pollue notre eau nous-mêmes ! », s’étrangle Rémy Moulin. Cet
agriculteur bio, qui ne siège pas au conseil municipal,
a un jour suggéré que tout le monde abandonne les pesticides, afin
de retrouver une eau saine :
«
Je n’ai reçu que des sourires moqueurs, et un agriculteur qui est un élu m’a
dit : “T’as qu’à faire comme nous, bois du rouge.” »
Bannir
les pesticides : seul l’Etat pourrait prendre cette décision compliquée,
contraire aux intérêts économiques des agriculteurs – rendement moindre – et, à
plus grande échelle, de la France – exportations moindres –, sans même parler
de ceux de l’industrie phytosanitaire. « D’accord, mais enfin,
il faut savoir quelle société on veut, soupire Philippe, Etaisien
depuis une vingtaine d’années. Une
autre agriculture doit être possible. C’est important l’eau, quand même, non ?
»
Ça
l’est tellement que Claude Macchia a tout de même fini, à contrecœur et
contraint par la préfecture, par accepter d’être raccordé au réseau de la
Fédération des eaux Puisaye-Forterre, le temps de trouver une solution pour
débarrasser son captage des pesticides. Depuis début juillet, une eau certifiée
conforme par l’ARS arrive donc au robinet des habitants. Qui n’ont pourtant toujours
pas le droit de la boire.
Le
problème se niche cette fois dans les tuyaux vétustes du réseau d’Etais-la-Sauvin.
Plus de la moitié de l’eau (propre) qui y circule se perd dans la nature en
raison de fuites, à cause desquelles « la fédération n’est
pas en capacité d’alimenter Etais à 100 % », assure la
préfecture, car, « si la fédération
alimentait Etais en totalité, ce sont les communes en bout de réseau qui n’auraient
plus de pression à leur robinet ». Dans
ces conditions, la préfecture redoute que le maire ne rouvre les vannes de son
eau au métazachlore, et maintient donc son interdiction.
De
son côté, la Fédération des eaux Puisaye-Forterre dément : «
On peut sans problème alimenter Etais à 100 %. C’est un argument que met en
avant la préfecture pour faire pression sur la commune d’Etais. » A
savoir l’obliger à refaire sans traîner ses 40 kilomètres de
tuyauterie souterraine, voire à
renoncer à sa souveraineté sur la gestion de l’eau – qu’il faudra de toute
façon abandonner en 2026. Claude Macchia promet que
les travaux seront bouclés avant 2019. Cela mettrait
fin à une situation qui, pour saugrenue qu’elle soit, n’est pas unique : selon
l’ARS, « une quinzaine de communes sont concernées par des interdictions
d’eau », rien que dans l’Yonne. Où
l’on n’a pas fini de boire de la Cristaline.
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