dimanche 15 juin 2014

TAFTA et CULTURE: réponse de Raoul-Marc Jennar à l'interpellation du Comité de Suivi des intermittents et des précaires.



Le GMT et la culture

« Quelque chose doit remplacer les gouvernements, et le pouvoir privé me semble l'entité adéquate pour le faire. » 
David Rockefeller
Newsweek, 1 février 1999.



Dénommé « Partenariat transatlantique pour le commerce et l’investissement », un projet  est en cours de négociation entre l'Union Européenne et les États Unis d'Amérique.


Contrairement à ce qui est très souvent affirmé, il s’agit bien plus que d’un accord de libre-échange, puisque la négociation porte non seulement sur les droits de douane, mais également sur la volonté de rendre compatibles les normes en vigueur des deux côtés de l’Atlantique, sur l’intention de remplacer les juridictions officielles par un mécanisme d’arbitrage privé chaque fois qu’une firme sera en conflit avec un pouvoir public sur la pertinence d’une norme et, enfin, sur la volonté d’appliquer entièrement les accords de l’Organisation Mondiale du Commerce  (OMC) « avec un haut niveau d’ambition d’aller au-delà des engagements actuels. »

Par normes, il faut entendre les dispositions légales ou réglementaires dans le domaine social, sanitaire, alimentaire, environnemental, culturel ou technique. Dans le langage de l’OMC, on appelle ça des « barrières non tarifaires ». Elles peuvent être jugées par les entreprises étrangères comme des mesures visant à protéger le marché intérieur contre la concurrence extérieure.



Pour les pays de l’Union européenne, la négociation est conduite par la Commission européenne sur la base d’un mandat qui lui a été conféré par les 28 gouvernements de l’UE.

La négociation porte sur toutes les activités humaines susceptibles d’avoir un rapport avec le commerce. Il ne fait pas de doute que la vie culturelle sera elle aussi très lourdement touchée si la négociation en cours aboutit et si le traité qui en résultera venait à être ratifié.




La prétendue protection de l'exception culturelle

Le gouvernement français prétend avoir exclu la culture du mandat de négociation et préservé ainsi « l’exception culturelle ». C’est même son unique réponse lorsqu’on évoque le grand marché transatlantique. Or, c’est totalement faux.

Ce que la France et d’autres pays ont obtenu, c’est l’insertion dans le projet de mandat de négociation présenté par la Commission européenne de la disposition suivante dans le chapitre relatif au commerce des services :

Art.21 : « Les services audiovisuels ne sont pas couverts par ce chapitre. »


Mais comme le confirme M. Karel De Gucht, commissaire européen au commerce international et à ce titre principal négociateur européen : « Il ne s’agit pas d’une exclusion. Les services audiovisuels ne figurent pas à l’heure actuelle dans le mandat. Mais le mandat précise clairement que la Commission aura la possibilité de revenir devant le Conseil avec des directives supplémentaires pour la négociation. »

En effet, la Commission européenne a obtenu l’insertion de l’article suivant :

Art.44 : « (…) La Commission, en vertu des Traités, peut faire des recommandations au Conseil sur d’éventuelles recommandations supplémentaires sur n’importe quel sujet, avec la même procédure pour adopter ce mandat, y compris les règles de vote. »

Ce qui a pour effet de rendre provisoire la disposition de l’article 21 relative aux services audiovisuels.



Quant aux autres activités de service dans le domaine de la culture, elles sont régies par les articles 3 et 15 à 20 du mandat européen et peuvent se résumer comme suit : il s’agit d’appliquer pleinement l’Accord général sur le Commerce des Services (AGCS) comme l’indique l’article 15. :
« Le but des négociations sur le commerce des services sera de lier le niveau autonome existant de libéralisation de chacune des Parties au plus haut niveau de libéralisation atteint dans les ALE existants, (…) s’appliquant substantiellement à tous les secteurs et à tous les modes de fourniture, tout en réalisant de nouveaux accès au marché en éliminant les obstacles d’accès au marché qui existent encore (…). » Cela se fera comme annoncé dans l’article 3 du mandat européen, « avec un haut niveau d’ambition d’aller au-delà des engagements actuels de l’OMC ».

Ce qui signifie qu’il s’agit d’éliminer, y compris dans le secteur de la culture, tous les obstacles à la concurrence puisque la culture est considérée, elle aussi, comme une « marchandise » soumise aux règles de la concurrence.


 Chacun sait pourtant que le principe de concurrence s'oppose à celui de diversité de l'offre culturelle.

L'article 20 du mandat ne doit pas faire illusion : « Les services fournis dans l’exercice de l’autorité gouvernementale tel que défini par l’article I.3 de l’AGCS doivent être exclus de ces négociations. » puisque l'article 1,3 de l’AGCS définit « Un service fourni dans l’exercice du pouvoir gouvernemental s’entend de tout service qui n’est fourni ni sur une base commerciale, ni en concurrence avec un ou plusieurs fournisseurs de services. » Sont donc protégées par cette définition les activités de service qui sont gratuites et font l’objet d’un monopole. Il s’agit en fait des services régaliens de l’Etat : ministères et administrations diverses.



En clair, seuls les services audiovisuels sont exclus des négociations. Toutes les autres activités culturelles seront désormais soumises aux exigences de l’AGCS :  le spectacle vivant, les arts plastiques, l'édition, le patrimoine et donc toutes les structures de production, de création, de diffusion ou de  conservation sont directement concernées par ce partenariat transatlantique . Théatres, opéras, bibliothèques, musées, archives seront soumis aux obligations de l’AGCS dont l’objectif est d’éliminer les « barrières » au commerce des services. Il faut se souvenir que toutes les interventions publiques sont considérées comme des « barrières ».




De fausses garanties


Plusieurs articles du mandat de négociation expriment le vœu de protéger les normes sociales, sanitaires, environnementales et culturelles. Ces vœux servent à donner des garanties aux acteurs sociaux, mais sont en contradiction avec les objectifs du traité et les politiques menées par les États-Unis d'Amérique et l'Union Européenne.

« Article 6. Le préambule rappellera que le partenariat avec les États-Unis est fondé sur des principes et des valeurs cohérentes avec les principes et les objectifs communs de l’action extérieure de l’Union. Il fera référence, notamment, à:
(…) - Le droit des Parties de prendre les mesures nécessaires pour atteindre les objectifs légitimes de politique publique sur la base du niveau de protection de la santé, de la sécurité, du travail, des consommateurs, de l’environnement et de la promotion de la diversité culturelle telle que prévue dans la Convention de l’UNESCO sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, qu’elles jugent appropriées; »

Ces garanties à inscrire dans le préambule du futur traité ne sont pas crédibles pour deux raisons  :
a) en droit international, un préambule n’a aucune valeur juridique ;
b) les États-Unis d'Amérique refusent de ratifier la convention de l'UNESCO sur la protection de la diversité culturelle et linguistique.

« Article 9. L'accord ne devra pas contenir des dispositions qui risqueraient de porter préjudice à la diversité culturelle et  linguistique de l’Union ou de ses États membres, en particulier dans le secteur audio-visuel, ni limiter le maintien par l’Union et par ses États membres des politiques et mesures existantes qui visent à soutenir le secteur de l’audiovisuel compte tenu de son statut spécial dans l’UE et ses États membres. L'accord ne pourra pas affecter la capacité de l’Union et de ses États membres à mettre en œuvre des politiques et des mesures tenant compte des développements dans ce secteur et en particulier dans l’environnement numérique. »

Au motif de ne pas « porter préjudice à la diversité culturelle et linguistique » il n'est fait référence qu'à l'audio-visuel et au numérique, comme pour souligner que les autres secteurs culturels seront bien affectés par l'accord.




Le principe du traitement national ou la fin des subventions et aides publiques

« Article 16 Les Parties devraient convenir d’accorder un traitement non moins favorable à l’établissement sur leur territoire des firmes, des filiales ou des succursales de l’autre Partie que le traitement accordé à leurs propres firmes, filiales ou succursales »

Article 23 « … Normes de traitement : les négociations devraient viser à inclure en particulier, mais pas exclusivement, les normes de traitement et les règles suivantes :
a) traitement juste et équitable, y compris l’interdiction des mesures déraisonnables, arbitraires ou discriminatoires,
b) traitement national, ... »

Le principe du traitement national consiste à accorder aux fournisseurs de service de tous les pays signataires de l'accord les mêmes droits et avantages que ceux accordés aux fournisseurs nationaux.

Ce qui signifie que les productions artistiques américaines pourraient réclamer les mêmes traitements que ceux accordés à l'aide à la création et à la diffusion en France. Cela signifie aussi que les salles de spectacles privées devraient être traitées de la même manière que les salles subventionnées.

En conséquence, plus aucune subvention ne pourra être octroyée puisqu’il faudrait l’accorder indifféremment aux fournisseurs privés comme aux fournisseurs publics d’activités culturelles. Ce qui est financièrement impossible.



S'il venait à être appliqué au milieu culturel, ce principe du traitement national remettrait en cause toute la politique culturelle de création et de diffusion en France. Il conduirait à une totale privatisation de la culture.




Fin de la politique culturelle territoriale

Art. 24 : « (…) L'accord visera à accroître l’accès mutuel aux marchés publics à tous les niveaux administratifs (national, régional et local) et dans le secteur des services publics, couvrant les opérations pertinentes d’entreprises opérant dans ce domaine et assurant un traitement non moins favorable que celui accordé aux fournisseurs établis localement. L'accord doit également inclure des règles et des disciplines pour surmonter les obstacles ayant un impact négatif sur les marchés publics de chacun, y compris les exigences de localisation et les exigences de production locale (…) et celles qui s’appliquent aux procédures d’appel d’offres, aux spécifications techniques, aux procédures de recours et aux exclusions existantes, y compris pour les petites et moyennes entreprises, en vue d’accroître l’accès au marché, et chaque fois que s’est approprié, de rationaliser, de simplifier et d’améliorer la transparence des procédures. »


L'accès au marché doit être le même pour tous. Aussi toute politique visant un développement socio-culturel par la pratique artistique de proximité sera impossible. Une collectivité ne pourra plus privilégier un artiste local pour intervenir sur un sujet spécifique en lien avec les habitants.




Menace sur le régime des intermittents du spectacle

Les multinationales considèrent que les droits sociaux sont une entrave à leur droit d’investir. L’article 22 du mandat de négociation européen proclame la volonté de « libéraliser et de protéger les investissements ».


Il s’agit de soustraire au maximum les investisseurs aux exigences nationales et locales en matière de temps de travail, de salaires, de salaires différés (cotisations patronales), de conditions de travail, de sécurité et d’hygiène, de respect de l’environnement, d’utilisation des bénéfices nets.


Le partenariat transatlantique vise à aligner les normes (sociales, sanitaires, alimentaires, environnementales, financières, techniques, mais aussi culturelles) en vigueur dans chacun des Etats de l’UE sur celles existantes aux USA. Dans tous les secteurs d’activité. Par le biais de ce partenariat, il sera possible de mettre fin aux spécificités du régime social des intermittents du spectacle.




La culture, un choix de société

Le marché unique transatlantique oppose deux conceptions de la culture. D’une part, une « culture » de divertissement, investissement marchand sur le temps libre et mesurant la production artistique au vu de sa rentabilité et des parts de marché conquises. Et d’autre part, une culture de l'émancipation qui conduit à questionner l’homme et la société, qui est partie intégrante du processus de citoyenneté et qui ne peut pas être soumise aux logiques de la rentabilité.

Aujourd'hui, en France, ces deux conceptions de la culture coexistent, l'une grâce aux investissements privés, l'autre grâce à l'action publique. L'accord de partenariat transatlantique vise à privatiser l'ensemble de la production en confiant les pleins pouvoirs aux firmes privées. La destruction de l'autonomie artistique contribuerait de la sorte à réduire à néant toute forme de résistance dans la société.


Raoul M. Jennar (avec Julien Delbende)




Plus d'info :

Le Monde diplomatique, numéro du mois de juin, pages  11 à 18.
CHERENTI & PONCELET, “Le grand marché transatlantique”, Paris, Editions Bruno Leprince, 2011.
JENNAR Raoul Marc, « Le Grand Marché Transatlantique : La menace sur les peuples d’Europe », Perpignan, Cap Béar Editions, 2014.
JENNAR Raoul Marc et KALAFATIDES Laurence, « L’AGCS . Quand les Etats abdiquent face aux multinationales », Paris, Raisons d’Agir, 2007.
LE HYARIC Patrick, “Grand marché transatlantique, Dracula contre les peuples”, Editions de L’Humanité, 2013.



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